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20 janvier 2008 7 20 /01 /janvier /2008 22:57

Chronique, par Virginie Brinker


Les sources historiques du conflit au Darfour

 

Marie-José Tubiana, ethnologue, est directeur de recherche honoraire au CNRS. Ses principaux travaux portent sur des sociétés pastorales et agricoles établies au Tchad et au Soudan, notamment les Zaghawa. Sa communication s’est avérée fort précieuse pour saisir les implications historiques et politiques de la crise au Darfour.

Le Darfour est un immense territoire, grand comme la France, situé à l’Ouest du Soudan et peuplé de 7 millions d’habitants environ, arabes ou africains, mais tous musulmans. Après avoir longtemps été un sultanat indépendant, le Darfour est rattaché au Soudan anglo-égyptien par les Anglais en 1916. Comme ni les colons anglais, ni le gouvernement central soudanais de Khartoum (à partir de 1956, date de l’indépendance) n’y ont investi, le région a été délaissée, devenant très périphérique. Marie-José Tubiana mentionne les 150 km de routes seulement qui la parcourent. On peu y ajouter le faible nombre des enseignants et médecins.

A partir des années 1970, la sécheresse réduit le nombre de terres cultivables, ce qui entraine des conflits entre les agriculteurs sédentaires majoritaires dans les tribus africaines darfouri (tels les Four, les Masalit, les Birgit…), et les éleveurs nomades, surtout arabes mais pas seulement. La terrible famine de 1984 fait 90 000 morts dans l’indifférence du gouvernement central et les rapports entre éleveurs et pasteurs se tendent d’autant plus. Ce drame accélère la prise de conscience des élites four qui réclame un partage des richesses plus équitable au Soudan. Le gouvernement soudanais arme alors les nomades, jugés plus fidèles. Durant les années 1980, les tensions s’accumulent donc au Darfour. D’autant que la province sert de base-arrière à la guerre civile au Tchad. Différents groupes rebelles y trouvent refuge et y recrutent, et c’est à partir du Darfour qu’Idriss Déby s’empare du Tchad en 1990.

En 2003, après les vingt années de guerre civile entre le Nord (musulman) et le Sud du Soudan (chrétien et animiste), les négociations entre le Mouvement Populaire de libération du Soudan de John Garang (réclamant un partage des richesses nées du pétrole et l’abrogation de la charia, la loi islamique) et le gouvernement de Khartoum sont sur le point d’aboutir. Les militants du Darfour veulent alors s’inviter au partage, par les armes. Marie-José Tubiana rappelle toutefois que si la « rébellion » au Darfour est officialisée en 2003, elle a pris naissance dès 1987.

Or, le Darfour, entièrement musulman, est considéré par le gouvernement comme une partie intégrante du Nord du Soudan. Pour mater l’insurrection, Khartoum va donc utiliser une méthode éprouvée pendant la guerre civile au Sud-Soudan : la constitution de milices tribales, surnommées les jenjawid ou janjawid, c’est-à-dire les « démons armés à cheval », désignant à l’origine les bandits de grand chemin. Ces milices sont recrutées parmi les petites tribus arabes pauvres ne disposant pas de terres, mais aussi parmi les criminels de droit commun, quelques tribus africaines, dont les Tama et même des mercenaires arabes étrangers venus du Tchad, du Niger ou de Mauritanie.

Enfin, pour priver la « rébellion » dominée par les Four et les Zaghawa de tout soutien de la population, au début de l’été 2003, le gouvernement entreprend une vaste opération de « nettoyage ethnique ». Les raids des milices sont précédés des bombardements de l’armée soudanaise, les milices ont ordre de tuer tout le monde. L’artisan de cette politique est Ahmed Haroun, secrétaire d’état soudanais aux affaires humanitaires et par conséquent protégé par le régime, alors que la Cour Pénale Internationale l’a inculpé.

Depuis 2003, on compte au moins 200 000 morts, énormément de villages détruits et environ 2 millions de déplacés. Marie-José Tubiana rappelle le rôle fondamental des 600 km de frontière entre le Tchad et le Soudan, le long desquels s’amassent « rebelles » et déplacés du Darfour, mais aussi rebelles du Tchad. Ces propos seront complétés un peu plus tard par le porte-parole des associations Abéché-Oise et Tchad-Oise, médecin humanitaire et originaire de la région frontalière, se définissant comme « un Tchadien du Darfour et un For du Tchad ».

            Dans un second temps, Marie-José Tubiana, présente son livre Carnet de routes au Dar For, publié en mars 2006 aux éditions Sépia. Elle y narre son expérience du Darfour dans les années 1960-1970, c’est-à-dire le Darfour d’avant la guerre. Il s’agit de son journal d’ethnologue de l’époque, sans doute le meilleur moyen de rendre hommage à ces populations décimées et de témoigner de leurs vies.

 

Les enjeux géopolitiques du conflit

Un texte extrait de Darfour, au-delà de la guerre d’Alexandre Diméli, journaliste au Messager (Cameroun) est ensuite lu, en particulier un chapitre intitulé « Des enjeux souterrains ». Il rappelle le rôle de premier plan joué par la Chine dans le conflit. En effet, depuis le début de la crise au Darfour, la Chine soutient le gouvernement soudanais, en lui vendant des armes notamment. Il faut dire que Pékin achète les 2/3 du pétrole soudanais et que le Soudan apparaît comme un axe de pénétration majeur en Afrique pour la Chine. Les USA, eux, adoptent la stratégie inverse, intérêts pétroliers obligent, et selon le journaliste, il ne faut donc pas se fier au discours humanitaire des Etats-Unis.

 

La parole aux victimes

Issa Tahar Abderaman, président de la communauté darfouri de France, prend ensuite la parole. Il vient du Darfour, a 26 ans et vit à Arras. Il y a trouvé refuge en 2004 grâce à l’Association du Bon Samaritain, créée par le révérend Jean-Marie Matadi Ngazuba, un évangéliste originaire du Congo qui l’a recueilli. Mais ce n’est pas son témoignage personnel que raconte Issa Tahar. Il tente à son tour de contextualiser le conflit, évoque les villages détruits, les viols, les tueries. Il dénonce à plusieurs reprises le rôle joué par Ahmed Haroun, le secrétaire d’Etat soudanais aux « affaires humanitaires ». Le révérend du Bon Samaritain rapportera ensuite la violence des autres témoignages, son association ayant accueilli 600 Darfouri. Il s’insurgera également contre le terme de « rébellion » pour qualifier l’insurrection au Darfour, et préfèrera parler de « Résistance », Issa Tahar ayant pris soin de rappeler les légitimes revendications des Darfouri.

 

 

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20 janvier 2008 7 20 /01 /janvier /2008 22:32

Chronique, par Circé Krouch-Guilhem



Jérôme Tubiana,
un des intervenants de la journée du samedi 15 décembre, journaliste et photographe indépendant, va régulièrement au Darfour depuis 2004. En tant que photographe et journaliste, il avait commencé à travailler à partir de 1997-1998 sur la région s’étendant du Tchad à la Somalie. De son travail sont nés Les Contes Toubou du Sahara, contes recueillis au Niger et au Tchad, et publiés aux éditions L’Harmattan en septembre 2007.

Lorsque le conflit a éclaté au Darfour en 2003, il était au Tchad, près de la frontière soudanaise. Il a voulu à ce moment proposer des reportages aux médias occidentaux qui, il l’a beaucoup déploré lors de son intervention, se sont désintéressé du sujet, ne le trouvant pas assez porteur. C’est contacté par une ONG, Action contre la faim qui, pour clarifier sa mission dans ce conflit voulait tout d’abord le comprendre, le décrypter, qu’il est donc allé une première fois au Darfour en automne 2004. Il a pu se rendre compte que paradoxalement, le Darfour était plus ouvert depuis la guerre via les ONG et les médias. Pour son premier voyage, il a voulu y être introduit par le biais d’anciennes connaissances de ses parents qui y ont travaillé en tant qu’anthropologues (sa mère préfère l’appellation d’« ethnologue »), y ont effectué des missions de recherche assez longues entre 1965-1970. Cette expérience particulière lui a permis de « prendre la mesure du passage de l’Histoire », il a été étonné de voir comme ces personnes ou leurs enfants se souvenaient de ses parents[1]. Guidé par la volonté de « faire sentir plus que de faire comprendre » le Darfour dans ses écrits, il préfère sortir d’une simple description médiatique, et travailler alors plus sur l’intime et le particulier, pour pouvoir ensuite exprimer des vues plus générales ; ce que reflètent parfaitement son exposition et son projet de livre sur le Darfour.

En effet, depuis le 20 octobre 2007, et ce jusqu’au 27 janvier 2008, son exposition « Darfour, généalogies d’un conflit[2] », au Centre du Patrimoine Arménien, à Valence, dans la Drôme, retrace l’histoire et le quotidien des habitants du Darfour avant et pendant la guerre. Elle s’intéresse à tous les groupes ethniques et privilégie l’analyse des raisons politiques, économiques et historiques du conflit, exprimant ainsi la volonté de son auteur de dépasser les clichés et idées reçues sur une crise désormais très médiatisée. Jérôme Tubiana a exprimé à Fest’Africa, le vœu de voir cette exposition se déplacer à travers la France.

Il a profité de son intervention pour exposer son projet de livre qui combine un travail sur le texte et sur les images. Ainsi il nous a présenté un diaporama de photographies qu’il a pris le temps de commenter[3]. Il a déploré, comme un certain nombre d’intervenants et de membres du public du festival par la suite, le manque d’intérêt des éditeurs pour son projet (un livre comme celui-là coûte cher et son contenu n’intéressera peut-être pas un public assez large pour rentabiliser son coût d’édition).

Très déçu par les propos occidentaux tenus sur le Darfour, qui simplifient à outrance ce conflit et en imposent une vision manichéenne, il se bat depuis 2004 pour exposer un panorama « juste » de la situation. Il nous a enjoint à la fin de son intervention à aller lire, datée du 9 juin 2007, sa réaction aux propos de Bernard-Henry Lévy parti en reportage au Darfour pour Le Monde qui en a rapporté « choses vues au Darfour » dans son édition du 13 mars 2007. La réaction de Jérôme Tubiana, intitulée « Choses (mal) vues au Darfour » qui n’a pas pu être publiée dans Le Monde, l’a été sur le site de Mouvements[4]. Il y dénonce avec grand renfort d’arguments, et en rétablissant une certaine vérité, le peu d’exactitude des renseignements fournis par BHL qu’il s’agisse des lieux où il s’est rendu ainsi que des personnes rencontrées. Les lieux sont mal nommés, mal situés, son discours est teinté d’exagérations et d’approximations qui rendent compte de sa crédulité vis-à-vis du manichéisme ambiant (celui pratiqué par les médias occidentaux ainsi que par certains groupes internes au conflit), et traduit une position inconséquente quant aux propositions de résolution du conflit.

Sur le site de Mouvements également, nous pouvons retrouver l’interview de Jérôme Tubiana par Florence Brisset-Foucault, daté du 9 juin 2007[5] qui explicite les origines historiques, politiques et économiques du conflit, d’une manière très similaire à ce qu’il a pu dire lors de son intervention à Fest’Africa. Fort d’une très bonne connaissance des groupes ethniques et des événements qui ont eu lieu depuis les années 1980, il distingue plusieurs phases du conflit. Il explique que s’affirme une tendance depuis le début de la guerre à la bipolarisation du conflit mais qui ne peut être considérée comme effective. On ne peut nier une certaine cristallisation ethnique, des identités « arabes » et « non-arabes », mais il est important de dire que certains groupes résistent encore à cette tendance. Jérôme Tubiana lors de son intervention a insisté sur le fait que le décompte des morts, surestimé de manière générale, n’est pas le meilleur vecteur de compréhension de l’ampleur du conflit.

Nous terminerons ce compte-rendu sur deux citations de Jérôme Tubiana[6] qui rendent compte de manière très synthétique et complète de la situation au Darfour, et de ses positions quant aux possibilités de résolution des conflits :

« Il faut distinguer d’une part la guerre du Darfour, et de l’autre, l’affrontement entre les deux Etats par l’intermédiaire de groupes rebelles et de milices. C’est ce dernier conflit qui entraîne aujourd’hui une contamination du sud-est du Tchad par des affrontements semblables à ceux du Darfour, avec des attaques de villages par des milices locales qu’on appelle aussi « Janjawid » alors même qu’elles ne viennent pas toutes du Soudan et ne sont pas uniquement composées d’Arabes. La communauté internationale et les médias, ont une vraie responsabilité du fait de l’analyse simpliste qu’ils conduisent de ce conflit tchadien comme d’un pur conflit entre « Africains », donc indigènes, et « Arabes », forcément étrangers. Le risque de cette simplification, c’est justement le transfert d’un conflit global arabe/non arabe du Darfour vers le Tchad. Idriss Déby a très bien su rebondir sur la simplification médiatique en se posant en victime d’une tentative d’arabisation. C’est une façon pour lui de masquer les problèmes internes du Tchad, à commencer par l’absence de démocratisation. »

« Ce n’est pas un conflit que l’on résoudra par une force de maintien de la paix. Il faut arrêter de voir le conflit du Darfour comme la simple succession d’attaques de milices armées contre des civils. C’est un conflit entre un gouvernement qui a essuyé des défaites et a répondu par la violence, et une rébellion très efficace, mais qui n’a pas gagné la guerre et ne peut aujourd’hui prétendre renverser le gouvernement. Il n’y a pas d’autre solution que de relancer un processus politique. »



[1] Vous trouverez dans une interview de Jérôme Tubiana pour le magazine Géo, n°322 de décembre 2005, concernant sa mission au Darfour, en substance ce qu’il a pu dire lors de son intervention au festival : http://www.geomagazine.fr/contenu_editorial/pages/geo_magazine/plus_loin/archives/Decembre_05/plus_loin.php

[2] Vous trouverez l’affiche de l’exposition à cette adresse : http://www.patrimoinearmenien.org/actualitemainframe.htm

[3] Vous retrouverez certaines de ces photographies à ces adresses : http://www.lesnouvelles.org/P10_magazine/40_forum/40006_8heuresLNA-0606/002_jerometubiana/0020.html (travail jusque 2005), les plus récentes à celle-ci, elles sont en partie celles présentées à son exposition : http://noravr.blog.lemonde.fr/2007/12/12/lexposition-de-jerome-tubiana-darfourgenealogie-dun-conflit/

[6] Ibid.

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17 janvier 2008 4 17 /01 /janvier /2008 16:38

Littérature de jeunesse



La Nuit comme métaphore des mystères du récit

par Virginie Brinker

 La-diablesse-et-son-enfant.jpg

            Marie NDiaye, née en 1960 de mère française et de père sénégalais, rédige en 2000 La Diablesse et son enfant, son premier ouvrage de littérature de jeunesse. Cette œuvre, à mi-chemin entre le conte et l’album (pour l’alchimie entre le texte et les images) est illustrée par Nadja, née en Egypte et ayant vécu au Liban, fille d’Olga Lecaye et sœur de Grégoire Solotareff, deux autres grands noms de la littérature de jeunesse.

 

La nuit comme cadre spatio-temporel du conte

Une diablesse en quête d’enfant, voilà à quoi pourrait se résumer l’intrigue. Le personnage éponyme erre dans le village et demande inlassablement : « Où est mon enfant ? Je l’ai perdu. Avez-vous vu mon enfant ? [1]». Mais elle est exclue par les villageois, qui jamais ne lui ouvrent leur porte, en raison de sa difformité. A la place de pieds, elle a en effet « de petits sabots noirs et fins comme ceux d’une chèvre, séparés par une longue fente[2] », ce qui affole les villageois et alimente les rumeurs.

La nuit donne au conte sa dimension atemporelle, ce qui est relayé par l’obscurité des illustrations de Nadja. En effet, elle renforce l’anonymat des personnages qui sont présentés tels des spectres en noir et blanc, et n’ont dans le texte, ni noms, ni prénoms, ce qui leur donne un caractère universel, mais renforce également le manichéisme propre au conte. En effet, les personnages sont antagonistes et la nuit renforce cette opposition : là où les villageois sont caractérisés par les petites lampes jaunes, la diablesse trouve refuge dans la nuit. La diablesse se trouve ainsi désignée par la périphrase : « celle qui cherchait son enfant à la nuit[3] ». Et au-delà, l’espace-temps de la nuit et le personnage ne font qu’un. Tout se passe comme si la diablesse était en effet une allégorie de la nuit. On parle dans le texte d’ « ouvrir sa porte à la nuit », le complément désignant ici la diablesse[4].

 

La diablesse, créature nocturne ? Vers le fantastique du texte

Marie Ndiaye a vécu 6 mois en Guadeloupe et ce séjour l’a profondément influencée, lui donnant par exemple envie de se rendre sur la terre natale de son père en Afrique. N’oublions pas non plus que Rosie Carpe, qui lui a valu le prix Fémina, se passe en Guadeloupe. Or, le personnage de la diablesse est un archétype récurrent dans les superstitions antillaises, celui d’une belle jeune femme aux pieds de chèvre, mi-démon, mi-humain, qui enlève les enfants. Il s’agit de l’équivalent du loup dévoreur d’enfants occidental. Autrement dit, ce personnage, qui apparaît au fil du conte comme une victime, un « bouc [5]»-émissaire, pour lequel le lecteur prend parti, ne serait-il pas finalement une créature maléfique et nocturne qui dort le jour et sort la nuit ? Impression que renforce la présence de la pleine lune sur la première de couverture, accentuant le possible parallèle avec le loup-garou. On pourrait d’ailleurs dire que la référence à l’archétype se trouve posée dès l’incipit du texte par la formule liminaire : « Une diablesse », comme s’il s’agissait d’une catégorie existante, au même titre que les ogres ou les sorcières.

De même l’apparition soudaine et surnaturelle d’une maison chaleureuse dans la forêt après la découverte de la fillette accentue l’impression d’étrangeté du récit.

Plus que de merveilleux ici, nous préférons parler de fantastique. D’abord parce que la peur est très prégnante dans le conte, la double page 12-13 fantomatique et très obscure en atteste. Mais surtout parce que la diablesse est un personnage ambigu. On ne sait pas vraiment qui elle est et les maigres informations que l’on possède sur son passé restent énigmatiques. On ne sait pas, par exemple, l’acte qu’elle a commis pour être privée de son enfant. Mais au-delà, la diablesse apparaît comme l’allégorie de l’ambiguïté dans le texte, via la figure de l’oxymore, ses beaux yeux un peu humides « brill[ant] dans l’obscurité[6] ». De même le portrait de la diablesse par Nadja est scindé en deux (haut du corps à la page 8 et reste du corps à la page 11), une façon, certes, de montrer que ces sabots sont le seul élément de différenciation avec le reste des villageois, mais aussi de suggérer qu’il est impossible de faire un portrait de plain-pied du personnage, tant elle est empreinte de mystère.

L’indécidable est ainsi plus profond. Les villageois ont-ils raison de se méfier ou les représentations terrifiantes qu’ils projettent sur la diablesse sont-elles de l’ordre du fantasme ? La dernière phrase du texte sème également le doute dans l’esprit du lecteur. Après la rencontre de la fillette et la métamorphose de la diablesse (qui perd alors ses sabots de chèvre) en mère aimante, on peut ainsi lire : « Je ne pensais pas qu’une aussi petite fille était aussi lourde à porter[7] ». Est-ce à dire qu’elle nous a menti ? N’a jamais eu d’enfant ? La diablesse est-elle folle ? Todorov a défini le registre fantastique par le sentiment de doute et d’hésitation que le texte fait naître chez le lecteur (par rapport aux registres du merveilleux et de l’étrange). Nous avons ici la sensation d’être confrontés à une œuvre profondément fantastique, ce que relaient les illustrations de Nadja à la gouache ou à la craie grasse, qui tracent des images floues, aux contours indéfinis, symbolisant l’atmosphère de mystère qui émane du texte.

 

L’alchimie de la nuit, la nuit comme espace-temps de la métamorphose par la maternité

La diablesse erre de maison en maison, posant comme on l’a dit inlassablement la même question. Cela semble plaider pour l’hypothèse de la folie du personnage. Toutefois, dans la littérature africaine francophone, le personnage du fou n’est pas le moins sage des hommes. Il n’y a qu’à penser au fou de L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Or, on l’a vu, Marie Ndiaye joue sur le mélange des référents culturels, sur une sorte de syncrétisme. La « sagesse folle » de la diablesse est ainsi suggérée à la fin du conte. Lorsqu’elle rencontre la fillette abandonnée par les villageois, la diablesse retrouve ainsi toute son humanité : « Soudain la diablesse se rendit compte qu’elle n’entendait plus le tip-tap, tip-tap de ses petits sabots noirs[8] », et les attributs des humains du conte tels que la maison et la lampe jaune. Le conte semble donc délivrer un message de sagesse : qui que l’on soit, l’amour de son semblable nous fait exister en tant qu’humain. Et c’est l’amour, l’amour maternel plus particulièrement qui détient ce pouvoir de transformer les êtres. Or, dans les contes africains, la tombée de la nuit est associée à la mère et à la fécondité…

La nuit comme espace-temps refuge, ou encore maléfique, finit par être celui des métamorphoses. On comprend dès lors combien elle constitue le fil d’Ariane de ce conte magnifique, opaque et étrange, symbolisant à la fois le personnage éponyme et le texte lui-même.

 



[1] Marie Ndiaye, La Diablesse et son enfant, Ecole des Loisirs, collection Mouche, 2000, p. 7.

[2] Ibid., p. 10.

[3] Ibid., p. 10.

[4] Ibid., p. 9.

[5] Nous mettons ici le terme entre guillemets pour mieux faire ressortir le jeu sur la symbolique de ses sabots de chèvre.

[6] Op. cit., p. 9.

[7] Ibid., p. 39.

[8] Ibid., p. 35.

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17 janvier 2008 4 17 /01 /janvier /2008 16:32

Analyse

 

Fable en trois actes

par Camille Bossuet

 

 

Un mal qui répand la terreur

Mal que le ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre

(…)[1]

 

La Fontaine

 Le-jeune-homme-de-sable.gif

Durée de l’action : du lever au coucher du soleil, quatre fois. Dans la nuit s’amorce le récit, puis se ré-enroule sur lui-même. Le roman de Williams Sassine met en scène Oumarou, jeune-homme renvoyé du lycée pour avoir organisé une manifestation contre le pouvoir. Lire la suite ici

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16 janvier 2008 3 16 /01 /janvier /2008 18:36

Rencontre avec Lyonel Trouillot

Par Victoria Famin et Virginie Brinker

 

 

            Lyonel Trouillot, écrivain haïtien sélectionné pour le Prix Goncourt 2011, aux côtés de Sorj Chalandon, Alexis Jenni et Carole Martinez, pour son dernier roman paru en librairie le 17 août 2011 et intitulé La Belle amour humaine, est né à Port-au-Prince en 1956. Très actif dans la vie culturelle (il fut secrétaire général de l'Association des Ecrivains Haïtiens), il a longtemps animé les « vendredis littéraires » de l'Université Caraïbe, espace de rencontre (poésie, chant, théâtre) qu'il a créé en 1994. Auteur de Thérèse en mille morceaux (Actes Sud, 2000), Rue des pas-perdus, (Actes Sud, 1998 ; Babel n° 517, 2002), ou encore de Bicentenaire (Actes Sud, 2004 ; Babel n° 731, 2006 ; Hatier, 2008)[1], il remportera donc peut-être le prix Goncourt le 2 novembre.

New York University (NYU) Paris a organisé le mercredi 19 octobre 2011 une rencontre l’écrivain haïtien, en partenariat avec les services culturels de l’ambassade d’Haïti, dans le cadre de son programme consacré cette année aux Amériques francophones et à Haïti. La Plume Francophone était présente à cette rencontre. Florilège.

 

La Belle amour humaine : Eléments de poétique

L’auteur réitère son « refus absolu de faire un livre sur le tremblement de terre » et sa volonté de « restituer à ce pays [Haïti] le droit d’être un lieu habitable », de « sortir de la catastrophe » mais aussi de « l’urbain », ce qui se traduit dans son roman par ce voyage vers le petit village côtier d’Anse-à-Fôleur.

A propos du titre de son roman, il revendique l’hommage nécessaire à Jacques-Stephen Alexis, à cinquante ans de sa mort tragique. En effet, « La belle amour humaine » est le titre que cet écrivain engagé avait donné à son message de vœux aux intellectuels français, publié en janvier 1957, dans Les lettres françaises. Lyonel Trouillot explique : « Il me faut le titre pour penser le livre […], le titre est comme le développement du livre […]. Je mets parfois plus de temps à trouver le titre qu’à écrire le livre ». Il confie avoir mis 6 à 7 mois pour concevoir l’histoire et 2 mois et demi pour la rédiger. Comparant son travail à celui d’un artisan, il « préfère ne pas écrire les pages que le lecteur pourrait sauter », visant avant tout « ce qui est nécessaire au texte » et ne revenant jamais sur ce dernier dans la genèse de l’écriture : « tant que je ne suis pas tranquille avec une phrase, je ne peux pas en écrire une autre ».

L’auteur pointe par ailleurs la véracité, le réalisme de son roman : « Toutes les anecdotes sont vraies. Je crois être habité par le réel haïtien. Je ne dis pas que j’écris sur Haïti, j’écris avec Haïti ».

Et de « poéthique »

 « Faire un livre politique » qui fustige « l’exaction économique », « l’oligarchie mulâtresse et raciste », qui « enterre symboliquement le noirisme et le mulâtrisme », cette « bourgeoisie mulâtre traditionnelle qui prend son origine dès 1906 » et qui est « responsable du mal-être en Haïti ». « Je ne peux pas les assassiner, je les assassine symboliquement. Je ne crois pas que ces gens soient amendables. Mon point de vue est de plus en plus radical ».

            « On parle souvent de la pauvreté en Haïti », on devrait en fait parler des « structures sociales qui créent de l’inégalité » : l’auteur conseille alors la lecture du collectif Refonder Haïti, réunissant les contributions de 43 citoyens haïtiens (auteurs, historiens, sociologues, enseignants...) sous la direction de Pierre Buteau, Rodney Saint-Eloi et Lyonel Trouillot, un ouvrage sans complaisance, qui permet de mieux comprendre Haïti en offrant un ensemble de pistes et de questionnements, évitant ainsi le piège du « spectacle humanitaire », du gémissement et du discours technocratique. « Le peuple haïtien a obtenu de haute lutte la liberté d’expression depuis l’après Duvalier. On ne peut plus enlever la parole ».

L’auteur évoque avec méfiance les ONG, et surtout l’« autorité discursive des Occidentaux » : « Il y a une évidence du racisme pour moi qui est “ce lieu ne se pense pas”, “je vais donc penser à la place de …” ». En établissant dans son dernier ouvrage un parallèle entre d’une part l’Occident et Port-au-Prince comme centres et d’autre part les pays du Sud et l’arrière-pays comme périphéries, « c’est un peu de l’arrogance des centres dont [il] parle dans ce livre ».

            L’acte d’engagement de l’écriture procède cependant d’un choix qui ne doit pas faire force de loi. Nous retiendrons essentiellement de cette rencontre l’idée d’un homme qui se définit avant tout comme un citoyen haïtien, engagé, notamment, pendant quinze ans dans l’organisation des vendredis littéraires, devenus un lieu majeur de la scène littéraire et culturelle haïtienne, mais aussi de rencontres sur la citoyenneté, où se sont donné rendez-vous les grandes figures de la littérature haïtienne comme Frankétienne ou Georges Castera mais également les jeunes écrivains haïtiens. Posant le problème fondamental de la transmission, il faut selon lui « restituer quelque chose ». Là où les auteurs haïtiens contemporains bénéficient parfois de la publicité du malheur – « ce sont les morts qui paient nos voyages » – il y a « nécessité de restituer, leur restituer quelque chose ».

Questionnant ironiquement la « présence au monde d’un écrivain », il affirme : « pour moi l’écriture est un jeu avec soi-même […], je me considère de moins en moins comme un écrivain ». « Je suis un citoyen haïtien qui écrit et ce “qui écrit” est comme un appendice ». Fustigeant le terme d’« auteur », en tant que figure médiatique – « il y a aujourd’hui beaucoup plus d’auteurs que de littérature » –, il confie que son passé militant a éveillé chez lui une forme de « clandestinité politique de l’écriture », qui laisse « au rapport à la signature » une place insignifiante.

Radical dans ses propos, ironiques et salvateurs, Lyonel Trouillot ne cesse pourtant d’affirmer sa confiance dans les possibilités de l’humain, citant Paul Eluard (« Si nous le voulions, il n’y aurait que des merveilles »), tout en restant lucide quant à l’efficacité des mots comme l’arme qu’il a choisie d’empoigner : « la littérature peut nous déniaiser, nous ouvrir au moins un œil sur certains aspects de la réalité que nous n’avions pas l’habitude de regarder ». C’est ce déniaisement nécessaire que nous appelons à notre tour de nos vœux. Récompenser le roman de Lyonel Trouillot par le Goncourt 2011 pourrait en constituer le premier pas.


[1] Voir l’articleconsacré à ce roman par Lama Serhan sur La Plume Francophone.

  

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21 décembre 2007 5 21 /12 /décembre /2007 16:16

Biographie de Albert Cohen

Par Célia SADAI 

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Le juif, le diplomate


Le romancier, poète, et dramaturge suisse romand d’expression française Albert Cohen naît à Corfou (Grèce) en 1895, et grandit au sein de la communauté juive de l’île. Ses parents, artisans commerçants, choisissent vite d’émigrer à Marseille face à l’antisémitisme grandissant. C’est son enfance à Marseille et la blessure de l’antisémitisme qu’il convoquera dans Le livre de ma mère, entre récit d’enfance et autobiographie. De même, Albert Cohen réagit au poids des injures dont il souffre en tant que juif dans Ô vous frères humains.

En 1914, Albert Cohen quitte Marseille pour Genève où il entame des études de droit puis de lettres. C’est aussi l’époque où s’affirment ses convictions, nourries par « l’expérience du Juif » : l’auteur s’engage en faveur du sionisme. Né ottoman, Albert Cohen prend la nationalité suisse en 1917 et épouse Élisabeth Brocher la même année. En 1921, leur fille Myriam naît ; mais quelques années plus tard Elisabeth meurt d’un cancer.

En 1925, Albert Cohen dirige la Revue juive, et collabore avec Albert Einstein et Sigmund Freud. De 1926 à 1931, il œuvre comme haut fonctionnaire à la Division diplomatique à Genève. C’est là qu’il découvre l’univers social dont il campe moeurs et manipulations à travers les caractères de Belle du seigneur (voir l’article de Sandrine Meslet infra).

Sous l’occupation allemande, dès Mai 1940, Albert Cohen fuit à Londres où il exerce pour l'Agence juive pour la Palestine : il est chargé d’entretenir des contacts avec les gouvernements en exil. Son activité sous l’Occupation est donc essentiellement diplomatique. En 1944, il devient conseiller juridique au Comité intergouvernemental pour la protection des réfugiés. De retour à Genève en 1947, il refuse le poste d'ambassadeur d'Israël et reprend son activité littéraire. Il est fait chevalier de la Légion d'Honneur en 1970 et meurt en 1981 à Genève.

 

L’écrivain


Albert Cohen publie Solal[1] en 1930, roman qui est le premier volet d’un cycle que Cohen entendait intituler « La geste des Juifs ». Le personnage de Solal y préfigure le héros juif qui constitue le cœur de la « mythologie » communautaire (voir Mangeclous, 1938 puis Les valeureux, 1969) qu’invente Albert Cohen – comme une compensation aux douleurs de l’Histoire. Le livre de ma mère (1954), témoigne de l’enfance juive et rend hommage à la figure maternelle – motifs qu’on retrouve dans ses Carnets (1978).

La postérité est assurée à Cohen à la publication de Belle du seigneur (1968), roman-somme qui reçoit le Grand Prix de l'Académie Française. Le roman porte au même plan l’amour et les relations sociales, qu’il «déconstruit » cyniquement en dévoilant manipulations et stratégies sur lesquelles ils reposent.

 

A lire…

Paroles juives (1921)

Solal (1930)

Mangeclous (1938)

Le livre de ma mère (1954)

Belle du seigneur (1968) – Grand prix du roman de l’Académie française

Les valeureux (1969)

Ô vous, frères humains (1972)

Carnets (1979)



[1] Solal raconte la jeunesse du personnage éponyme sur l’île de Céphalonie et ses premières amours.

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21 décembre 2007 5 21 /12 /décembre /2007 15:54

                                         Poésie pour un kippour

                                                          par Lama Serhan

 

Cohen, Albert : O Vous, Frères Humains (Livre) - Livres et BD d'occasion - Achat et vente
Comme le soulignent les études des ateliers Albert Cohen (Cahier n°15) il faut s’arrêter un moment à la genèse de cette œuvre avant de s’y engouffrer pour ne pas la plonger dans une analyse caricaturale. Tout d’abord c’est en 1905 que se déroule l’événement fondateur de l’écriture. Le petit Albert a 10 ans. Il subit alors sa première insulte antisémite. Un camelot qu’il admirait dans son aisance orale l’harangue dans la foule :

 

« Tu es un youpin, hein ? (…) je vois ça à ta gueule, tu manges pas du cochon, hein ? Vu que les cochons ne se mangent pas entre eux, tu es avare, hein ? Je vois ça à ta gueule, tu bouffes des louis d’or, hein ? Tu aimes mieux ça que les bonbons, hein ? Tu es encore un Français à la manque, hein ? Je vois ça à ta gueule, tu es un sale juif, hein ? Un sale juif, hein ? Ton père est de la finance internationale, hein ? Tu viens manger le pain des français, hein ? Messieurs dames, je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur sang, garanti de la catégorie des sécateurs (…). »[1]

 

 Cela se produit donc dans une France plongée dans l’affaire Dreyfus. Observation non négligeable. L’image du juif est celle du traître à l’état, de l’espion… Et l'invective lancée est emplie de tous les clichés possibles.

           Puis ce n’est que quarante ans plus tard, en 1945, que Cohen décide de narrer l’événement dans un texte « Jour de dix ans ». Celui-ci connaîtra deux versions parues, pour la première, dans La France Libre, destiné à un public de résistant, pour la seconde, dans Esprit, destiné à un public chrétien. Le contexte historique est su de tous, nous sommes dans une France sortie de la Seconde Guerre Mondiale, avec la découverte des chambres à gaz. C’est pourquoi le texte s’achève sur cette vision de l’antisémitisme poussée à sa plus effroyable version.

Le texte final, celui que nous allons maintenant analyser, est paru en 1972 chez Gallimard sous le titre définitif de Ô vous, frères humains[2]. Prendre ce texte comme un plaidoyer contre l’antisémitisme nous paraît réducteur. Il est vrai que la source même et le cri qui en découle sont une apologie du Kippour. Mais c’est aussi une œuvre littéraire dont les références symboliques et poétiques ne doivent pas être niées.

           C’est pourquoi les questions que nous souhaitons soulever ici seront sur le plan de la structure aussi bien autobiographiques que celles portant sur les références à la fois intertextuelles et symboliques émises.

 

           

Devenir écrivain 

 

            L’incipit met en scène la relation de l’écrivain à la « Page blanche, ma consolation, mon amie intime (…) je veux ce soir te raconter et me raconter dans le silence une histoire hélas vraie de mon enfance »[3]. Nous voyons ici le désir du narrateur à partager un souvenir douloureux. Toute la posture de l’écrivain s’y trouve : la page blanche, l’histoire, le silence. La question entre l’identité du narrateur et celle de l’auteur est vite résolue : « et on vissera la planche étouffeuse au-dessus de moi, et je ne protesterai pas, pauvre agneau, et adieu, Albert Cohen. »[4]. Il y a d’ailleurs une certaine affection et une grande tendresse entre ce narrateur vieillissant, allant à grands pas vers sa mort et cet enfant de 10 ans aux boucles brunes, ce « mignon ».

            En tant que littéraires, nous sommes souvent face à des questions sur l’origine de l’écriture chez un romancier. Quelle motivation profonde pousse à l’écriture ? Qu’est-ce qui détermine cette soif de se faire entendre ? Cette œuvre dont nous pouvons dire être la dernière de Cohen, puisque les Cahiers sont la somme des pensées transcrites au long de sa vie, est la mise en lumière de son envie d’écrire. Sa motivation naissante va deux explcations. La première est le besoin de se sentir appartenir pleinement au pays d’accueil et de répondre aux invectives antisémites. Tout au long de ce texte, qui relate ses premiers errements en tant que juif (image du juif errant), se trouve des allusions à l’écriture : « Puis sur le mur du cabinet payant, j’écrivis, tout reniflant »[5]. Puis « la révélation me vint soudain que plus tard, oui plus tard, lorsque je serais grand, je me vengerais plus tard d’une manière illustre et délicate »[6], il sera écrivain, diplomate… La seconde vient de l'imagination débordante de l’enfant. Sa relation amoureuse avec Viviane : « histoire de Viviane que je me narrais longuement, mon premier roman, avec tous les détails, toujours les mêmes, minutieusement arrangés ». L’âne promis par son oncle Armand qu’il nomme Charmant et à qui il parle dans son errance mais qui n’existe, tout comme Viviane, que dans ses rêves.

         Rage et rêve, vengeance et illusion, l’écriture de Cohen mêlera par ailleurs tous ces sentiments. Véritable paradoxe que nous allons maintenant étudier dans l’alliance de la fiction et de la réalité dans le but de faire une œuvre universelle.

 

Autobiographie poétique, ou l’Homme en question :

 

Cette œuvre chamboule les notions maitresses de l’autobiographie. Le narrateur a, comme nous l’avons vu, une identité révélée. L’histoire contée est celle de son errance le jour de ses dix ans. Mais dans celle-ci se trouve ça et là des digressions symboliques à portée universelle.

        Tout d’abord l’identité affichée d’Albert Cohen se trouve tronquée par l’évincement du patronymique. Par tendresse sûrement pour l’enfant qu’il nomme par la suite Albert, mais aussi par souci d’universalité. C’est aussi dans le chemin qu’il prend et qui se voit être semé de graffitis racistes sur les murs, répétition obsessionnelle de la blessure première. Ouvrons une parenthèse pour nous pencher sur cette écriture particulière de la répétition chez Cohen. C’est au niveau des personnages dans les romans comme Solal, Belle du seigneur, Mangeclous et dans l’allusion autobiographique dans Le livre de ma mèreÔ vous, frères humains qui en est le miroir. Dans le texte que nous étudions Cohen revient d’ailleurs sur Le livre de ma mère : « Oui, je l’ai dit dans un autre livre, mais je veux le redire ici »[7]. Dans Le livre de ma mère, l’enfance est vue par le personnage de la mère, et, dans Ô vous, frères humains, celle-ci se vit à travers le personnage de l’enfant. Il serait trop long de s’attarder sur ce point mais il est pertinent d’y percer un jeu de réflexion.

         Le miroir littéraire est par ailleurs le trait poétique de notre texte « J’errais les yeux vagues et je me disais (…) J’errais les yeux agrandis et la bouche entrouverte, j’errais, stupéfait de découverte (…) J’errais et je suppliais Dieu »[8]. Toute la marche est alors rythmée non seulement par les pensées du jeune Albert reprenant inlassablement la douleur de l’insulte mais aussi par les jeux de langage poétique donnant ainsi au texte des envolées lyriques. Tout cela se trouve accentué par des références évidentes au judaïsme. Cohen appartient à ce peuple («mon héréditaire errance avait commencé. J’étais devenu un juif »[9]) et son cri épouse le cri des siens pour enfin se terminer dans le réquisitoire des camps de concentration. Ouverture ultime à la Shoah réponse à l’ « holocauste » vécu par l’enfant.

 

 

Son autobiographie devient l’emblème douleureux de tout un peuple dans lequel il se reconnaît dès lors qu’on lui assène son identité. La question identitaire semble se poser ici. Le physique, typiquement sémite de Cohen, étant le révélateur aux yeux du camelot lui vaut son incursion dans le judaïsme. Et celle-ci se trouve accompagnée par des références à l’histoire du peuple juif :

 

Ô mon peuple et mon souffrant, je suis ton fils qui t’aime et te vénère (…) Ô mes héros, les neuf cent soixante assiégés de Massada, suicides le premier jour de Pâques de l’an soixante-treize (…) Ô dans les captivités en tant de terres étrangères mes faméliques errants trainant leur tenaces espoirs au long des siècles (…) Ô tous les miens du Moyen-âge qui ont choisi plutôt la mort que la conversion, a Verdun-sr Garonne, a Carentan , à Brey, à Burgos, à Barcelone, à Tolède, à Trente, à Nuremberg, à Worms, à Francfort, à Spire, à Oppenheim, à Mayence, à travers l’Allemagne depuis les Alpes jusqu’à la mer du nord [10]

 

Alors faut-il le regard de l’autre sur soi pour se sentir différent ? Est-ce notre enveloppe corporelle qui fait donc naître en nous nos origines ? 
     
          Ces allusions historiques ne sont évidemment pas le fruit de la réflexion d’un enfant de 10 ans, mais Cohen lui prête ce langage… Et pousse son esprit dans ses retranchements factuels comme étant des choses innées. Comme si nous portions en nous l’histoire de notre peuple.

 

Cette démarche est-elle possible aujourd’hui ?......



[1] Page 38-39

[2] On peut y voir une allusion à La ballade des pendus de François Villon.

[3] Page 7.

[4] Page 18.

[5] Page 91.

[6] Page 93.

[7] Page 68.

[8] Pages 115-118.

[9] Page 95.

[10] Pages 139-141.

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18 décembre 2007 2 18 /12 /décembre /2007 23:59

Analyse

 

Les caractères d’Albert Cohen dans Belle du Seigneur

par Sandrine Meslet

 

                                                                                             

blog-belle-du-seigneur.jpgLe roman Belle du Seigneur paraît en 1968 aux éditions Gallimard et obtient le Grand Prix de L’Académie Française. Face à ce « roman-somme », dont la durée de rédaction s’étend sur près de trente ans et qui a été rédigé en pas moins de quatre manuscrits, les caractères jouent un rôle déterminant dans la cohésion et la progression du roman. Leur évolution, mais aussi leur régression, laisse apparaître une humanité carnavalesque, dénuée de naturel, entièrement tournée vers le grotesque et la parodie. Mais la médiocrité peinte par Cohen est... Pour lire la suite de cet article sur notre nouveau blog, cliquer ici

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5 décembre 2007 3 05 /12 /décembre /2007 10:51

                                                               Alcool et dépendances


Afin de donner quelques éléments pour introduire au mieux le dossier, il faut revenir sur les liens que l’homme, et son double déformant le personnage, entretient avec l’idée de dépendance et se demander comment l’écrivain interprète ses rapports de dépendance. La dépendance est-elle aliénante ou bien se présente-t-elle comme une entreprise salvatrice ? La question est délicate vue l’ambiguïté de la notion dont les textes se font l’écho. Car la dépendance peut très bien s’apparenter à une forme de résistance visant à dépasser les limites communément admises et s’approprier les éléments propres à son contraire : l’indépendance. L’alcool, ainsi que toutes les autres formes de dépendance telles que le sexe et la drogue, créent une tension et mettent en débat la question du bien et du mal. Quelles sont les dépendances socialement admises ? Comment juger ou encore mesurer leurs excès lorsqu’il est surtout question pour ces dernières de compenser visiblement un manque ? La dépendance propose un mode de vie littéraire et ne trahit pas simplement une faiblesse mais se présente comme une résistance que la littérature tente de mettre en scène.

 

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5 décembre 2007 3 05 /12 /décembre /2007 10:40


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Le motif du bar : les métamorphoses d’un lieu, de l’abandon léthargique à l’extase rédemptrice

 

Par Virginie Brinker et Célia Sadai

 


Pelourinho[1]
, le roman du guinéen Tierno Monénembo raconte le parcours d’un personnage – double de l’auteur -  Escritore, qui se rend à Salvador da Bahia – la « petite Afrique » du Brésil - pour retrouver ses « cousins », descendants d’esclaves déportés d’Afrique. Innocencio, narrateur masculin du doublet narratorial Innocencio / Leda, va guider Escritore dans les rues escarpées du Pelourinho, le quartier historique de Salvador da Bahia. « O pelourinho » désigne en portugais « le mât de potence ». C’est là qu’on attachait les esclaves qui avaient survécu à la traversée, pour les vendre aux propriétaires de plantations. Comme un stigmate historique, la ville a donné le nom de « pelourinho » au quartier où s’est jouée la tragédie primordiale de l’Histoire du continent africain. Quand Monénembo intitule son roman Pelourinho, c’est pour revenir sur l’épisode historique qui a condamné le continent africain à l’épreuve de  l’altérité, mais aussi pour rendre hommage à la Diaspora que l’Afrique a essaimée.

 

 

Dans son roman Pelourinho, Tierno Monénembo déporte au Brésil la matrice narrative qui lui est chère depuis Un attiéké pour Elgass : la question de l’origine et de l’identité. Dans Pelourinho, l’origine se dissout et c’est la filiation qui s’y substitue : d’ailleurs les rets généalogiques confèrent au roman sa composition labyrinthique. Tout se passe comme si le motif de la quête de l’origine, désormais usé, conditionnait une écriture de l’informe, marquée du double sceau de la confusion des identités et de l’émiettement de la mémoire. S’il est question de la mémoire, c’est surtout à l’oubli que fait face Escritore. Ainsi la quête des origines se déporte vers la quête mémorielle et la révélation du lien immémoriale des Brésiliens aux Africains ébranle la communauté du Pelourinho. Communauté figée dans un quotidien à la fois ritualisé et erratique, le Pelourinho refuse tout principe d’ordre pour le règne de l’informe et du manque, un carnaval familier. Dans l’enclos du quartier, les corps semblent en putréfaction ; il n’y a pas de corps épique, et peu de corps parlants. Comme par compensation, chacun refuse une inscription immédiate au monde. L’alcool est alors le voile  nécessaire pour compenser les silences névrotiques de l’Histoire afro-brésilienne.

 

 

Deux métaphores en contrepoint : putréfaction et alcool

 

 

Parmi les réminiscences qui sont au cœur de son récit, Leda revient sur le « drame » du dépotoir. Petites, Lourdes et Leda se sont affrontées dans le purin du dépotoir de la favela Baixa de Cortume. Cette scène revêt une dimension symbolique importante. Dans Pelourinho, chacun décrit Leda comme un être hybride. Exu[2], son dieu protecteur, l’a faite bigarrée et métisse : « Elle a un grand amoureux la petite : ce vicelard d’Exu, le dieu de la perfidie, de l’ironie et des métamorphoses. »[3]. Ce mélange est l’allégorie du conflit identitaire auquel Leda est en proie. En effet, Leda souffre de deux traumatismes. Elle est d’abord à l’origine de la castration de son père, Zeze le minotier, qui a surpris sa mère, Madalena, avec son amant, Fernando. Zeze tue donc Fernando et menace Madalena qui le poignarde entre les jambes, mais c’est Leda qui souffle l’idée à sa mère et lui envoie le couteau « Prends le couteau, maman, prends-le[4] ». Leda va souffrir de cette culpabilité. La castration du père signale la rupture généalogique du lien du sang. Cette scène est à relier à celle du dépotoir quand Lourdes exhorte Leda à se souvenir de la castration du père, tandis que Leda refuse de le faire. On peut ainsi parler de « castration de la mémoire ». Leda souffre délibérément d’amnésie, c’est peut-être l’interprétation symbolique que l’on peut faire de sa cécité « La nuit est définitivement tombée (…) le grand voile noir a recouvert ma vue. » Devant l’insistance de Lourdes, Leda finira par étouffer celle-ci dans le purin. Cette scène est d’autant plus symbolique qu’elle convoque le motif de la gémellité, de l’aveu de Monénembo lui-même qui fait de l’extrait « le symbole de la dualité des faux-jumeaux, une guerre intestine[5] ». L’idée de gémellité associée à celle de paternité met en exergue le nœud des traumatismes de Leda : les liens de sang, eux-mêmes métonymiques du questionnement sur l’origine. Si la gémellité porte une potentialité destructrice, comment rassembler des liens filiaux plus lâches, comme les liens historico-légendaires qui existeraient entre Escritore et ses « cousins venus d’Afrique » ?

D’autant que dans la seconde partie du roman, on apprend que Leda a conquis le fiancé de Lourdes, un Anglais, Robby, entraînant le suicide de sa « fausse-jumelle », puis qu’elle a trompé Robby avec Guilherme dont elle aura un enfant reconnaissable à sa tête en « pain de sucre ». C’est pourquoi, elle se voit dans l’obligation d’abandonner l’enfant. Une nouvelle fois, Leda rompt les liens qui la rattachent à une lignée. Cet abandon est un autre traumatisme, cela est perceptible dans la vision[6] qu’elle relate au chapitre VIII : un homme et une femme, un feu de cheminée dans une maison anglaise, une conversation roulant sur le prénom de l’enfant attendu. Ici, Leda éprouve la difficulté à se reconnaître en tant que sujet de ses souvenirs. Elle évoque cette femme à la troisième personne, car elle ne parvient pas à identifier que c’est d’elle qu’il s’agit. Ce n’est que plus tard (chapitre XII) qu’elle parviendra à s’approprier le souvenir et en devenir le sujet. Leda est l’être de la périphrase, figure de style qui refuse toute nomination franche de l’événement traumatisant, comme pour mieux révéler l’intensité du traumatisme « ce qui s’est passé au dépotoir[7] » ; « ce fou monsieur d’Angleterre[8] » - on se rappelle de la désignation euphémisante du génocide rwandais dans L’Aîné des Orphelins, par l’expression « les avènements ».

 

Lieu de l’informe par excellence, le dépotoir est donc le lieu de la douleur de la mémoire, et partant de l’amnésie volontaire. Le dépotoir est donc la métaphore spatiale qui traduit l’errance identitaire des habitants du Pelourinho, a priori destinés à un abandon de soi léthargique – torpeur dont les sortira l’intrusion inquiétante d’Escritore. En contrepoint, le lieu du bar, d’abord lieu d’une parole corrompue par les vapeurs d’alcool qui participe de l’acte d’amnésie, se métamorphose à l’arrivée d’Escritore, personnage d’essence mi-historique, mi-légendaire.


Le bar comme lieu dramatique de  la quête mémorielle : boire pour se souvenir ? ou le  goût de la subversion et du carnavalesque

 

 

En regard du dépotoir où la mémoire est avortée, le « barzinho do Preto Velho » (« le troquet du Vieux Noir ») se présente au contraire comme le lieu dramatique de la quête mémorielle d’Escritore / l’Africano[9] comme le nomme Leda. Là où Leda faisait tout pour oublier - comme en témoigne la scène du dépotoir - Escritore, lui, veut se souvenir, et veut que les autres se souviennent. Ainsi, la trame de la filiation avec ses « cousins » dont l’ancêtre serait le grand chef guerrier de l’Afrique précoloniale « Ndindi-Grand-Orage », serait un prétexte-alibi, la justification légendaire du discours historique rationnel. C’est ce qui prouve l’Histoire.

L’intrusion d’Escritore au sein de la communauté du Pelourinho est condition de la métamorphose du lieu du bar. Double en contrepoint de Samuel ou Juanidir, les faux prophètes harangueurs, Escritore bouscule la communauté au nom de la parole historique, comme le rappelle la prosopopée d’Innocencio : « Vous, rejetons du Pelourinho, lequel d’entre vous se souvient encore de l’année dernière ? Et même de ce qu’il a fait hier ? Vous étiez tellement soûls que vous ne saviez plus votre nom. Escritore, tu as bien fait de venir. Ramone-leur la mémoire, même si cela ne leur plaît pas[10]. ». L’amnésie qui frappe les habitants les condamne à la léthargie, comme s’ils opéraient une sortie du temps historique pour un temps mystique, rituel, où chacun reproduit ses gestes à l’identique, et profère une parole saturée de conjurations, d’incantations, de prières et de précautions oratoires… la parole des croyants, et non l’épopée d’acteurs historiques, à l’image de Leda : « Je suis incapable de dire l’âge que j’a, même si j’observe la transformation de mes seins […] combien d’années, combien de festins et de deuils se sont-ils écoulés à mon insu ? »[11]. Ainsi, renouer avec le discours historique, c’est une forme de retour à la vie – ou à l’épique – avec Escritore dans le rôle du Saint-Sauveur… « o Sao Salvador da Bahia ». Escritore est donc une sorte d’anthropomorphisme, à mi-chemin entre la mystique chrétienne et vaudoue, et l’allégorie de la Cité historique de Salvador da Bahia[12].

 

 Pourtant, entre Salut et guérison, la fin justifie les moyens. C’est en effet dans le lieu décadent du Barzinho qu’Escritore scelle le pacte qui le lie à Innocencio, le Picaro. Escritore lui remplira la panse et lui abreuvera le gosier ; en échange Innocencio le guidera dans Bahia la tentaculaire, pour rechercher ses « cousins venus d’Afrique ». C’est ici aussi qu’Escritore déroule le récit des origines : la légende de Ndindi-Grand-Orage qui rappelle à elle seule tout un pan de l’Histoire de l’esclavage. Ces récits convoquent la passerelle de l’esclavage, tragédie refoulée par l’ensemble de la communauté, qui agite la quiétude du Pelourinho. Les moments passés au bar de Preto Velho sont à la fois des moments de débauche et de purge émotionnelle. C’est sous un voile éthéré – comme une mise au défi du religieux, et une confiance absolue dans les hommes – qu’a lieu la Révélation. 

  

Ainsi, comme l’estrade d’un tribun, le bar de Preto Velho est le point focal du Pelourinho, et se métamorphose à la venue d’Escritore. La réunion dès lors du prosaïque (les marginaux, errants et alcooliques qui fréquentent le Bar) et du Salut sublime (la Révélation qui s’y joue) évoque le carnavalesque – régime où s’inscrivent plusieurs récits de Tierno Monénembo. 
Pour l'auteur guinéen exilé (consulter le dossier de La Plume francophone sur Tierno Monénembo : http://la-plume-francophone.over-blog.com/categorie-10192207.html ), en effet "l'exil est aussi une sorte de ré-création, de relâchement"[13]. Cette prédilection pour "la terre, le ventre ou le derrière", pour reprendre les termes de M. Bakhtine[14] sur l'esthétique carnavalesque (prédilection pour le sexe, le sang, les excréments, les détritus), a donc quelque chose à voir avec l'"épargne freudienne" de sentiment. Le carnavalesque naît là où l'angoisse devient lourde et pesante, et les deux lieux carnavalesques déjà évoqués, entretiennent un lien étroit avec le motif angoissant de l'origine. On comprend donc que l'alcool - et a fortiori la convocation du carnavalesque, fonctionnent comme les remparts nécessaires au "Moi effarouché" pour affronter le Monde - et la douleur de l'origine.
Ainsi, l’aire de jeu du Saint-Sauveur, est une vieille chaise de jacaranda plantée au Barzinho, « entre la marche crevassée des chiottes »[15] » et le fourmillement du Largo do Carmo… comme un observatoire des trivialités du quotidien. Le bar permettrait donc d’exprimer l’angoisse de l’origine en libérant les pulsions, ce que révèlent les éléments informes et carnavalesques qui font le sel de l’œuvre. C’est donc peut-être grâce à ce motif que l’œuvre parvient à naître : c’est la torpeur de l’alcool et l’informe carnavalesque qui conditionnent la libération cathartique. Ce n’est donc que dans ce décor qu’a lieu la purge émotionnelle de la Révélation des origines : pour éviter le vertige, il faut un rempart. Boire c’est dire alors « je suis prêt à me souvenir »… La dépendance à l’alcool, c’est désirer la vérité ?

Du bar à palabres à l’autel rédempteur
 
 
Dire la vérité, c’est en tout cas « rafistoler la mémoire », la mission qu’Escritore prend en charge à son arrivée au Pelourinho. Le calepin et le crayon à la main, l’écrivain africain mis en abyme agit comme un double programmatique de Monénembo :
 
« Mon intention est de piocher dans les rebuts. […] je suis venu animé d’une vocation : emboîter le pas aux anciens, rafistoler la mémoire. Je vais faire œuvre de moissonneur : ramasser les éclats, les bouts de ficelle, les bricoler et imbriquer le tout. Je veux rabibocher le présent et l’autrefois, amadouer la mer. […] Voici ce que me dit mon cœur : reprendre l’aventure, la secouer comme une peau, recueillir sur la même ligne la poussière et l’or, le récit et la légende. L’ironie, ave l’histoire, c’est qu’on a tendance à la circonscrire, elle qui se déroule comme les maillons de la chaîne qui ligote l’arpenteur. Je crois aux aléas, à l’âpre filiation des êtres, celle qui vient du martyre, du dédain ou de l’infortune. L’indien, nous ne l’avons pas choisi. Il est arrivé dans nos pénates comme un frère utérin, envié et prématuré. Il en est de même pour le Juif, le mendiant et le coolie d’Inde. »[16]
 
 
La mémoire est un acte de réunion, et elle travaille à la métamorphose du Pelourinho. Ainsi l’acte de parole mémoriel est un acte de Ré-union et un moment de Révélation à la fois : 
« Il est vrai que tu ne voyais ta propre personne que comme un maillon d’une longue chaîne généalogique. A t’entendre, tu n’étais pas un être de chair et de frissons, mais quelque principe sorti de l’esclavage, de lointaines guerres perdues et de ce village au nom imprononçable qui, selon toi, coiffe sur le poteau l’Eden et le Rédempteur au rayon des grands prodiges. »[17]
 
Le projet d’Escritore, c’est de compenser les silences de l’Histoire – mais le Pelourinho l’accueille surtout comme un passeur de doutes qui ébranle les superstitions et les croyances que s’est forgé la communauté pour conjurer ses peurs collectives :
 
« Certains affirment que c’est ta faute si tout s’en va cul par-dessus tête, d’autres prétendent que non. Mais beaucoup s’accordent à dire que, s’il fallait t’imaginer autrement que sur deux pieds, tu serais l’oxé de Xango, le dieu fou qui vous culbute sous son souffle en étant persuadé que c’est pour vous faire du bien. Tu les auras décoiffés eux aussi, avec tes histoires de négriers, et ta sacrée impatience. »
 
A la mort d’Escritore, avant le début du récit, les doutes ne se sont pas estompés. Innocencio, personnage mal-nommé qui tient du picaro, vil guide touristique engendré par les nécessités de Bahia la monstrueuse, emprunte la voie de la Rédemption et prend en charge le projet inachevé d’Escritore – comme le signe d’une filiation assumée. C’est la métamorphose du picaro sans appartenance ni devoir, en Innocent accablé par la responsabilité et la culpabilité : dans le jeu des substitutions généalogiques, l’Innocence prend la place de l’Ecrivain…
C’est en effet sur la même chaise noire en bois de jacaranda « de la couleur des péchés dont [l’âme] se [soulage] par le repentir. »[18], qu’Innocencio (L’Innocence) fait la chronique des habitants du Pelourinho, et dresse l’oraison funèbre d’Escritore. Le barzinho de Preto Velho devient alors à la fois lieu mémoriel et lieu cultuel. En guise de tamarinier centenaire, et puisque les flamboyants de la Praça da Sé ont été abattu, le bar de Preto Velho est le lieu d’origine et de destination de la parole.
Dès lors, la ritualisation propre à la tradition orale se trouve substituée par une parole en déclin, qui a perdu son auditoire. Troublé par l’assassinat d’Escritore et par une posture léthargique, le Pelourinho n’écoute plus les histoires. C’est donc au bar, et frappé de solitude, qu’Innocencio déploie son récit – ou le livre qu’Escritore n’aura jamais écrit. Si la mémoire travaille comme acte, c’est comme acte rédempteur avant tout. Innocencio porte en effet la culpabilité de l’assassinat d’Escritore, et le temps du récit est un temps arrêté par le poids de la faute, et le figement d’une parole commémorative.
La confession expiatoire, c’est aussi celle des peuples amnésiques, les peuples qui enfantent des sociétés monstrueuses car ils ont tourné le dos aux figures tutélaires. C’est le même châtiment qui s’abat sur les fauteurs des romans de Monénembo. Il n’y a que la mémoire pour conjurer la malédiction. Et l’acte de mémoire sera forcément sacrificiel, à l’image du livre d’Escritore : « Ce sera un livre de chair et de moëlle. Ce sera moi accompli, remembré. Je le vois comme un agneau à immoler en l’honneur des absents. Chez nous, la fête est triste si la tribu n’est pas au complet »[19]. Pour rendre la mémoire au Pelourinho, c’est Escritore qui sera immolé, sur l’autel du barzinho de Preto Velho.


 

[1] Tierno Monénembo, Pelourinho, Paris, éd. du Seuil, 1995.

[2] Exu est une orixa (ou divinité) du candomblé brésilien. Le candomblé est une sorte de vaudou, syncrétisme entre la religion chrétienne imposée par les maîtres, et l’héritage de pratiques animistes africaines (Togo, Bénin…). Dans le candomblé, Exu est le Dieu de la ruse et de la perfidie. Il est représenté par un corps à deux têtes, car on ne peut jamais cerner l’identité de celui qui est sous le patronage d’Exu.

[3] Pelourinho, op.cit., p.128.

[4] Ibid., p. 98.

[5] Entretien de l’auteur  avec Patricia-Pia Célérier 

[6] Entre la Sibille et Cassandre, Leda est un personnage romanesque soumis aux influences mystiques brésiliennes, comme aux références mythologiques de T. Monénembo. Devenue aveugle à la suite d’une agression, Leda devient brodeuse et vit recluse dans une chambre. L’essentiel de son récit reconstitue sa biographie, rompue d’étranges visions venues surtout d’un passé ancestral – l’esclavage.

[7] Pelourinho, op.cit., p.75.

[8] Ibid., p. 41.

[9] Escritore est effectivement un personnage placé sous l’auspice du Double, comme Leda. Nommé « Escritore » dès le premier chapitre par Innocencio, il est introduit dans le récit de Leda sous le nom d’ « Africano » ou encore de « Prince du Dahomey ». 
[10] Pelourinho, op. cit.., p. 63.
[11] Ibid., p.165.
[12] A propos de  Salvador da Bahia, nous vous recommandons la lecture du roman de Jorge AMADO, Bahia de tous les saints, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1981.
[13]Entretien avec Patricia-Pia Célérier.
[14]Mikhaïl Bakhtine, L'Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Gallimard, coll. "Tel", 1994.
[15] Pelourinho, op. cit., p. 71.
[16] Ibid., p. 150.
[17]Ibid., p. 148.
[18] Ibid., p. 13.
[19] Ibid., p.154.
 
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