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10 avril 2007 2 10 /04 /avril /2007 01:00

53 cm ou les tribulations ironiques d’une jeune ethnologue en quête d’une « ca’t de séjou’ »
Par Circé Krouch-Guilhem


 

 

Inspirée de sa propre expérience, Bessora écrit 53 cm en 1999. Elle y raconte l’histoire d’une belge, de père gabonais et de mère suisse, enceinte de surcroît, qui souhaite vivre en France, en qualité de « gaulologue » pour y étudier les mœurs et coutumes de ses habitants : « J’ai vingt et un ans et j’entends bien me consacrer à l’ethnologie des peuples primitifs, inventorier leurs talismans[1] ». Elle se met alors en quête d’une « ca’t de séjou’ » : le « talisman ».

Bessora utilise ici les discours et les disciplines naturaliste, anthropologique et ethnologique racialistes afin de rendre compte de l’absurdité et de l’aberration de telles démarches. Ce sera ici l’essentiel de notre propos. Appliquées ici au monde occidental qui s’en est tant servi au XIXème siècle pour étudier toutes les populations colonisées, elles produisent un décalage forcément comique, décalage du même acabit que celui qui fait rire dans Candide de Voltaire. Zara ne cesse d’interpréter tous les comportements en fonction de ses connaissances ethnologiques, des épisodes plus « drôles » les uns que les autres se succèdent et rendent compte de son expérience en milieu « citadogène » : les titres des 29 chapitres, tous construits sur le même modèle, en sont un exemple révélateur[2]. L’animateur du Gymnasium est, p. 48 « un eurasien » qui prononce « des incantations » ; la machine à composter les tickets de métro : « un totem, de grosses portes en acier protégées par des moulinets en fer » « rassasié par Ticket ». 53 cm tend à provoquer rire franc mais surtout rire jaune chez le lecteur qui prend conscience, s’il n’en était déjà avisé, de la violence de ces démarches[3]. Car l’humour ici n’est point gratuit : il est au service d’une démarche critique d’autant mieux comprise et efficace qu’elle passe par le rire. Et le décalage, les changements de ton, de registres et de genres sont les moteurs de cette critique. L’épisode de l’escalade du mont préfectoral[4] fait sourire, rire même, en voici un bref extrait :

 

L’ascension du mont préfectoral est un rite purificateur ; il rend la présence immigrée métaphysiquement acceptable aux yeux des représentants gaulois. Il permet de passer du statut de sans-papiers au statut intermédiaire d’ex-sans-papiers, et enfin, au statut plus ou moins définitif de futur-sans-papiers.

Le rite de l’ascension du mont préfectoral a lieu une fois l’an. Dans le temple sacré, on rencontre une prêtresse, et on lui offre une pâte séchée de fibres végétales broyées, papier, symbole animiste chez les Gaulois. Papier est parfois recouvert d’écriture, une forme primitive de langage. Les Gaulois auraient hérité cette écriture d’anciens colons, l’ayant eux-mêmes héritée d’anciens encore plus anciens que les anciens[5].

 

Bessora choisit de marquer typographiquement, par les italiques, et par conséquent scientifiquement des mots qui appartiennent à cette réalité, à ce peuple « citadogène ». Elle choisit de détourner, de retourner le regard ethnologique, produisant un effet comique : Zara veut obtenir une « ca’t de séjou’ » dans un simple but esthético-exotique et lucratif. Son objectif est d’en faire une œuvre d’art à mettre dans les musées (Gugenheim, Beaubourg, le MOMA de New-York, le MIKO de Tokyo…) de la même manière que les occidentaux ont pu piller l’Afrique noire, en particulier, de ses objets d’art pour en faire des objets d’art primitif qui remplissent les musées occidentaux. Elle est déçue de fait lorsqu’elle se rend compte qu’elle n’est pas un objet unique mais au contraire reproductible.

Zara échoue souvent à reconduire sa ca’t de séjou’, et finit par se transformer, quelques années plus tard, en planétologue :

 

Pour le petit temple, il y a sept ans, un gaulologue suffisait ; mais pour la grande préfecture que je viens d’appeler, et que je compte explorer pour éclaircir ce problème de ca’t de séjou’, un planétologue s’impose : il était indispensable de me muter, génétiquement parlant.

Me voici donc gaulologue génétiquement modifié en planétologue. Mais à qui dois-je cette agression chromosomique miraculeuse ?

[…]Ah, la conquête du cosmos. Que le côté obscur de la force soit avec moi. Ma mission consistera à trouver, à la préfecture de la cité, la réponse à cette question : la clandestinité de Marie est-elle un critère suffisant pour la classer dans une espèce extraterrestre[6] ?

 

Ce n’est alors plus l’ascension du mont préfectoral qu’elle accomplit, elle se rend en « navette (le métro) » en « Zorgie-Préfecture », en tant qu’ « Extrazorgiaque » par conséquent, conduite par Luke Skywalker.

Pour dénoncer le racisme, l’injustice et l’intolérance bureaucratiques, ses dysfonctionnements, elle retranscrit sur un mode cocasse et décalé les différents entretiens téléphoniques ou non de Zara avec la CAF, les préfectures, la DDASS… Son écriture est notamment traversée de néologismes « cliniques » évocateurs : nous retiendrons par exemple que Zara est « malade de l’immigrationnite clandestinoforme[7] ». En ce qui concerne l’administration, Luke Skywalker lui avoue : « Tu sais, depuis la Seconde Guerre mondiale, certains fonctionnaires sont parfois victimes d’horribles expériences, dont la sympathectomie, l’ablation des nerfs sympathiques. Ils deviennent donc antipathiques, ou apathiques[8] ».

D’autres occurrences relèvent plus clairement de l’humour noir, du cynisme, c’est le cas avec la réception qu’elle fait du film Pocahontas de Walt Disney :

 

J’ai adoré Pocahontas, de Walt Disney, l’histoire de cette Indienne bronzée amoureuse de John Smith, ce chasseur de Peaux-Rouges pédophile. Comme il y avait beaucoup de chasseurs de Peaux-Rouges, un jour, Pocahontas, de son vrai nom Mataoka, fut kidnappée par un gentil colon et chargée sur un navire. Mais, comme les chasseurs-colons sont gentils, ils la libérèrent en échange d’une rançon et d’un mariage arrangé avec un gentil planteur blanc, John Rolfe. Ils la baptisèrent Rebecca, détruisirent son village et l’emmenèrent en Angleterre, où, avec une douzaine d’Indiens, elle exerça la profession de bête de foire. Quand elle est morte, elle avait vingt-deux ans. Un jour peut-être, Disney fera œuvre d’historien du judaïsme avec un dessin animé du même genre que Pocahontas : Anne Franck, l’histoire d’une juive de couleur blanche amoureuse d’un nazi de couleur moustachue, Hitler. Il y aura beaucoup de petits chasseurs de Peaux-Juives et un jour, Anne sera razziée et déportée dans un camp de  concentration, où elle réfléchira beaucoup, en lisant Pol Pot et Milosevic à Hutuland, une bande dessinée rwandaise[9].

 

Ce passage écrit sur un ton faussement naïf est clairement polémique, en un petit nombre de lignes, elle montre sans la critiquer ouvertement la violence de ce dessin animé pour enfants qui véhicule clairement une idéologie néo-coloniale et surtout raciste. Le ton choisi est particulièrement juste, en comparant l’histoire d’Anne Franck à celle de Pocahontas, elle tient à avertir le lecteur occidental de l’immoralité que contient ce dessin animé, qui va à l’encontre de toute vérité historique.

Tout ceci nous amène d’ailleurs à réfléchir sur ce qui a motivé le(s) commentateur(s) de 53 cm qui a/ont qualifié Bessora de « petite nièce exotique de Queneau, Jarry et Voltaire[10] » : ont-ils réellement lu ce livre et compris son message ? Bessora transcende et surtout rejette cet exotisme et inscrit Zara dans la modernité :

 

Sache que je prépare, dans mon laboratoire cytogénétique, l’avènement de la ca’t d’identité ch’omosomique. Vous les citadogènes l’ignorez encore, mais le vrai référent identitaire n’est ni la musique gréco-albinos, ni la mythologie negro spiritual. Ah ! Ah ! C’est la combinaison de quarante-six chromosomes ! Et surtout les gènes qui y sont inscrits ou qu’on peut y inscrire.

 

 



[1] Bessora, 53 cm, J’ai Lu, Paris, 2001 [Le Serpent à Plumes, 1999], p. 26.

[2] Quelques exemples : « 4. De l’humanité dans le règne du mal… » ; « 12. De la clandestinité dans le règne monoparental… » ; « 21. De l’émotivité dans le règne lacrymal… » ; « 28. De l’idioteté dans le règne sentimental… »

[3] C’est très clair p. 33, 35-36, p. 42-43.

[4] Bessora, 53 cm, op. Cit., chapitre 6 : « de la laïcité dans le règne clérical », p. 26-32.

[5] Ibid., p. 29.

[6] Ibid., p. 133-134.

[7] Ibid., p. 77.

[8] Ibid., p. 137.

[9] Ibid., p. 21-22.

[10] Qualification que les éditeurs n’ont pas manqué de reproduire sur la quatrième de couverture dans l’édition J’ai Lu.

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2 avril 2007 1 02 /04 /avril /2007 12:19

 

 

 

Les fables amères de Félix Leclerc

 

 

 

Le rire que distille l’auteur québécois dans ses chroniques, dans un premier temps radiophoniques, a fait grincer des générations d’auditeurs et de lecteurs, car le rire québécois y déploie tous ses artifices pour faire se côtoyer l’âme humaine et l’âme animalière. Félix Leclerc tente ainsi d’explorer l’homme à travers la figure de l’animal, il reprend une tradition chère à Esope et à La Fontaine et fait se correspondre deux univers par le biais d’un rire complexe et paradoxal à l’image de l’humanité et de ses dérives.

La fantaisie est la première à être mise sur le banc des accusés par les hommes, elle apparaît comme la cause d’un dérèglement de l’ordre social. Elle se situe au centre de la première chronique intitulée Sandale, dans laquelle nous assistons au procès d’un conducteur de bus accusé d’avoir changé son itinéraire et conduit ses voyageurs de la ville à la campagne. C’est sous l’influence d’un être incarnant la liberté, Sandale, que le chauffeur a succombé à l’appel de la liberté. Sandale incarne cet appel de la liberté dans le texte auquel le juge reproche au chauffeur d’avoir succombé « Qu’est-ce que c’est que cette fantaisie[1] ? » Car l’homme n’est qu’un maillon au sein de l’étrange chaîne urbaine, seule sa fonction est explicitée dans le texte alors que son nom n’apparaît jamais. Toute fantaisie doit être reléguée aux fins fonds de l’âme humaine. Le dialogue entre le chauffeur et Sandale révèle toute l’absurdité d’un quotidien, ce dernier se présente comme une succession d’événements qui se répète, sans justifier de sens. L’homme abandonne à la ville ses origines, ainsi la campagne lui apparaît immaculée, définitivement enivrante et porteuse d’espoir, pourtant lorsqu’il trouve une issue il semble être déjà trop tard. L’évocation du drame moderne passe par cette vision d’une humanité enchaînée, succombant sans réflexion à une liberté qui la dévore et qui s’avère au bout du compte une nouvelle impasse.

Il est tour à tour question de la difficulté de l’être face à son milieu que ce soit celui de la ville ou bien celui de la campagne, mais aussi de la difficulté pour les êtres de communiquer. Le rire naît de l’écart tragique entre les situations et la tonalité, inscrite dans le registre de la fantaisie. Animal ou humain, l’être est au centre du questionnement de l’auteur, c’est par l’intermédiaire d’un rire sarcastique et sans illusion que se déploie la force de l’écriture de Félix Leclerc. En renonçant petit à petit à leur fantaisie, les hommes fondent le monde à leur image.

Le titre de la seconde chronique est, quant à lui, trompeur à bien des égards, l’Histoire de cinq petits lapins ne doit pas s’envisager sous l’apanage d’un conte pour enfants, de même que le caractère naïf de leurs noms Trotte-Pesant, Rondudu, Nez-en-l’air, Oreille-Déchirée, Myope, lesquels s’inscrivent dans un registre léger en décalage avec la violence qui s’immisce dans l’histoire. Les lapins sortent ici du monde de l’enfance pour intégrer un univers plus cruel. L’apprentissage de cette fratrie de lapins tourne progressivement au drame de l’être humain ; c’est par l’intermédiaire des types que Félix Leclerc avance dans sa fiction, les lapins illustrent chacun une tendance de l’âme humaine comme la cruauté, la sagesse ou encore la sensibilité. Les prises de parole du narrateur commentent les situations par le biais de didascalies ironiques, Félix Leclerc écrit et se moque. « Quand je vous disais que c’était une maman très dévouée, vous voyez bien[2] ! » Car la mère ne réussit pas à sauver ses enfants, la famille est en soi une micro société dans laquelle s’immisce la haine des autres et de soi. Le sang fait alors son apparition au milieu du jardin :

 


Un soir, il y eût une bagarre entre Trotte-Pesant et Oreille-Déchirée. Ils se battirent. Sur les fleurs qui embaument, il y avait du sang et Rondudu était derrière qui léchait le sang de ses frères[3].


Une tension dramatique cède le pas à la naïveté des réponses des lapereaux à l’école maternelle, bientôt la fable se métamorphose en leçon sur la condition humaine. Le parcours de chaque lapin semble prédéterminé dés l’enfance, où se joue l’apprentissage de valeurs et de contre-valeurs ; chacun se retrouve alors face à son destin. Mais Félix Leclerc n’oublie pas le rire, même s’il est amer et sans illusion celui-ci vient clore la chronique en rappelant au lecteur-auditeur la présence humaine attendue et longtemps repoussée. En effet, ces lapins dépendent bien du bon vouloir de leur propriétaire, lequel arrive pour prélever le plus gros Trotte-Pesant et en faire un civet.

Puis l’auteur termine sur une pirouette lorsqu’il évoque le destin de Rondudu « Encore question de chatte là-dessous[4] » et sur un souhait adressé directement à son lecteur « Grand bien vous fasse à vous également[5] ».

 

La condition humaine ainsi que la condition animale n’empruntent pas les voix du rire sans poser la question de ses limites, le lion de la chronique Au cirque s’interroge sur le sens de sa soumission à l’homme. Le lion dépressif fait entendre la voix de sa désillusion auprès de ses compagnons du cirque, sans qu’aucun d’eux ne réussisse à empêcher le drame. Tour à tour l’éléphant, l’otarie et la girafe apportent leur pierre à l’édifice verbal qui tend à réhabiliter la condition animalière sous celle de l’homme, la girafe a bout de souffle propose une alternative qui illustre le mépris qu’elle porte au lion « Si tu veux te suicider, toi, fais-le sans déranger tout le monde[6]. » Car les choix libertaires du lion ne dérangent personne à condition qu’il les garde pour lui, la solitude est le maître mot dans l’univers du cirque où chacun marche pour soi. Pourtant rien ne semble arrêter le lion qui finit par commettre l’irréparable en tuant le dompteur, loin de retrouver sa liberté, son geste lui coûte la vie, et les savanes regrettées ne demeureront qu’un rêve. Dans la nichée un autre personnage laisse aussi apparaître une sensibilité inattendue et touchante, il y est question d’un paysan qui décide d’adopter des enfants pour rendre le sourire à sa femme stérile. Le vocabulaire animalier qui accompagne cette adoption rend le geste du paysan touchant peut-être même plus authentique, c’est le langage d’un homme du cru plus habitué aux animaux qu’aux hommes. Pourtant progressivement se noue avec un des enfants une relation d’amour inattendu, son portrait est tracé à tendrement par la voix pudique du paysan :


Quand il avait bien mangé, bien ri avec ses petits frères et sœurs, quand il était heureux, il prenait la rampe de l’escaler à deux bras, il se renversait la tête au ciel, puis il faisait han han. Content de vivre, tout bonnement, comme un arbrisseau crochu s’étire au soleil, content[7].

 

L’enfant sourd est l’enfant d’une révélation inattendue, d’un apprentissage de la tendresse, sa disparition plonge le paysan dans une grande tristesse mais lui laisse à l’esprit le souvenir impérissable de l’amour « Tic-tac ! Avec le cœur. Tic-tac, le cœur, sentir[8]. »

 

Le rire s’invite subtilement au banquet verbal de Félix Leclerc, le conteur prête tout son talent à l’évocation d’une humanité complexe et dérisoire. Tour à tour maîtres de leur destin et entièrement liés à ses vicissitudes, les personnages se rapprochent du héros de la tragédie enchaîné à un fatum qui le dépasse.

 

 

 

Sandrine MESLET



[1] Dialogue d’hommes et de bêtes, BQ Livre de Poche, 239 p, 1992 (1949 pour l’édition originale) p.11

 

[2]  Ibid p.38

[3]  Ibid p.42

[4]  Ibid p.47

[5]  Ibid p.49

[6]  Ibid p.145

[7]  Ibid p.57

[8]  Ibid p.59

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2 avril 2007 1 02 /04 /avril /2007 00:49

Fellag, le rire du peuple

 

 

Une vie, des spectacles

 

 

 

Mohamed Saïd Fellag est un comédien, écrivain et humoriste, né en 1950 en Kabylie.

 

Après des études à l’école de théâtre d’Alger où il y découvre l’humour de l’absurde, il est engagé comme comédien dans différents théâtres en Algérie et à l’étranger. En 1985, il revient au pays et met en scène une pièce de théâtre intitulée Les Aventures de Tchop, puis en 1989, son premier spectacle vraiment populaire, Cocktail Khorotov.

 

Fellag est alors le premier comédien à oser plaisanter en public du président algérien, de la sécurité militaire et du sexe. Il va même jusqu’à supplier les femmes, alors que les militaires et le président algérien sont présents dans la salle, de pardonner aux hommes. "Excusez-nous. Maintenant vous pouvez vous habiller comme vous voulez. Vous pouvez même ne pas vous habiller du tout". Pas un homme n’applaudit à la fin de cette représentation !

 

Dans un pays où il n'est pas facile de contester, son franc-parler est une véritable innovation.

 

«A tous les niveaux, son numéro rompait avec les usages. Nous exigions par exemple que les dignitaires du FLN ou les ministres, habitués à tous les passe-droits, fassent la queue comme tout le monde», se souvient Mustapha Laribi, le directeur du théâtre. Son spectacle est même diffusé à la télévision nationale, symbole absolu de la langue de bois officielle. Partout où la chaîne est captée au Maghreb, des auditeurs appellent le théâtre pour demander s'il n'y a pas eu un coup d'Etat à Alger tellement une telle retransmission leur paraît impensable.

 

Mais Fellag continue de dénoncer : l'arrêt du processus électoral, le début de la crise ; rien ne l'arrête. Il rajoute, au contraire, les islamistes et l'armée au programme.

En 1991, alors que l’activisme islamiste gagne tout le pays, il crée Babor Austalia en s’aspirant d’une rumeur selon laquelle un bateau en provenance d’Australie allait y emmener tous les chômeurs algériens, pour leur donner un emploi, un logement et un kangourou ! La rumeur prit une telle ampleur que des gens se présentèrent devant l'ambassade d'Australie pour demander un visa. Le spectacle remporte un large succès. Mais au même moment commence la guerre civile, avec une série d’assassinats parmi lesquels des artistes et des intellectuels. Malgré la pression, Fellag résiste et continue de se produire sur scène et de multiplier les initiatives créatrices. Mais tout s’écroule en 1995 lorsqu’une bombe éclate pendant son spectacle. Elle avait été déposée dans les toilettes pour femmes, là où les filles vont fumer en cachette. Terriblement bouleversé, il décide alors de s’exiler en France.

 

Il y écrit Djurdjurassique bled (1998), un one man show qui dresse avec humour et émotion le portrait d'une Algérie où, depuis l’aube des temps, rien ne marche. Ce spectacle lui vaut le Grand Prix de la critique théâtrale et musicale. Puis, il retravaille Babor Australia qui devient Un Bateau pour l’Australie, une véritable épopée de l'Algérie des cinquante dernières années et entame en 2001 une tournée dans toute la France. En 2003, il reçoit le prix Raymond Devos et crée Le dernier chameau dont la tournée s’achève en avril 2006 avec un total de 70 000 spectateurs. Un bouquet d’histoires dont le point de départ est l’étonnement de Rachid, un petit Algérien de cinq ans qui voit débarquer dans ses montagnes de Kabylie un bataillon de tirailleurs sénégalais. Lui qui croyait que les Français avaient la peau blanche !

 

Actuellement, Fellag se consacre au cinéma. Ses spectacles, eux, sont disponibles en DVD.

Une écriture de la fragilité

 

 

Si Fellag avoue avoir des difficultés à écrire de nouveaux sketches à cause de son exil : « je ne connais plus leur vie de tous les jours. Cette parole me manque pour écrire des sketches qui révèlent les blessures de la société algérienne » cette même mise à distance le pousse à créer autrement, par le biais de la nouvelle : « le manque fait que j'essaye d'aller dans ma mémoire pour essayer de retrouver les choses vraiment fortes, celles qui sont là tous les jours et qui seront encore là dans 20 ans[1]. »

En 2001, il publie donc son premier recueil, Rue des Petites Daurades, une série de récits aussi drôles que tragiques : Farid et son rêve d'une maison au soleil, Akli, le trop généreux patron du bar Les Champs-Alizés ou encore le faux raciste, Georges.

 

En 2002 apparaît C'est à Alger : cinq nouvelles qui font découvrir la tragédie algérienne de cette fin de XX siècle comme celle de Mouh, un jeune garçon naïf de Bab El Oued, qui se retrouve pris dans les filets de la police pour s’être fait « piégé par le mécanisme de l’humour » (p. 32).

 

L’écriture romanesque de Fellag se fait plus précise, plus émotive et s’appuie fortement sur des techniques scénographiques. Dépourvus de description, les personnages sont des êtres fragiles qui se retrouvent face à des sentiments immenses tels que l’amour et la mort dans leur vie quotidienne. L’auteur reconnaît d’ailleurs vouloir créer un lien entre ses pièces et ses romans : « Je parle toujours du choc de la puissance sur la fragilité. Ça doit permettre aux gens qui connaissent mon théâtre d'aller plus loin, de comprendre comment les choses se passent ».

 

Son humour satirique renaît, quant à lui, dans un ouvrage intitulé Comment réussir un bon petit couscous, paru en 2003 dans lequel il dresse un portrait ethnologique, linguistique, géo-politique et psychanalytique des peuples de ce qu’il nomme « la zone couscous » accompagné de deux recettes.

 

 

 

Un héros populaire

 

 

 

Sa notoriété surprenante fait que Fellag est bien plus qu’un simple humoriste en Algérie, c'est un véritable héros populaire et chaque algérien connaît par cœur certaines répliques et les cite au détour d’une conversation, la plus connue étant peut-être « Partout dans le monde, quand un pays touche le fond, il finit par remonter... Nous, les Algériens, on creuse ». Sa blague préférée, classique de l'humour algérien, est la suivante :

 

 

 

C'est l'histoire d'un type qui tombe amoureux d'une voisine. Il la suit de loin, sans lui adresser la parole, prenant garde qu'elle ne le remarque pas. Il ne fait plus que ça, pendant des mois. Un jour, dans la rue, il la voit soudain faire la bise à un garçon. Alors, il se rue sur l'inconnue et hurle: « Maintenant, entre toi et moi, c'est fini. »

 

 

 

Ses premiers fans sont les femmes qui constituent environ 80% de son public. Elles aiment particulièrement sa façon de parler de sexe. « Il est le seul que j'ai jamais vu parler de cul autrement qu'entre hommes, à voix basse, dans la pièce à côté », explique une institutrice algéroise.

 

Pourtant cette liberté de parole qui apporte une grande bouffée d’air au public sert également de thérapie pour les Algériens qui voient en lui « le premier psychiatre du pays». En effet, il leur donne une leçon de lucidité par rapport à la société algérienne à travers des personnages confrontés aux difficultés sociales : crise immobilière, taux de chômage important, frustration sexuelle : « Nos dirigeants sont coupables de ne pas aimer ces jeunes gens-là, beaux, pleins d'énergie. C'est tout ce manque d'amour qui produit l'érection des Kalachnikov ».

 

Mais si chacun de ses sketches part d’une angoisse, la suite est une histoire d’humour qui, selon lui, sera toujours le meilleur remède à l’Histoire :

 

 

Mon humour appartient au monde d'où je viens, qui contient de l'espoir dans la désespérance […] J'essaye toujours de forer dans ce bloc compact qui entoure la société algérienne. Les trous permettent aux gens qui sont à l'intérieur de respirer. Et ceux qui sont à l'extérieur peuvent voir et entendre ce qui s'y passe : les cris, l'espoir, les rires et les tragédies.

 

 

 

Pas de meilleure conclusion que celle là.

 

 

 

Jessica Falot



[1] Toutes les citations sont tirées d’une interview de Fellag disponible sur le site : matoub.kabylie.free.fr.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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