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14 mars 2010 7 14 /03 /mars /2010 22:49

L’irrésistible désir de dévoiler une fiction

Par Victoria Famin

 

 

Rolin_journal_amoureux.jpgDès sa première nouvelle, Repas de famille, parue en 1932 dans la revue bruxelloise Le Flambeau, Dominique Rolin décide de construire son œuvre littéraire sous le signe de l’autofiction. L’auteur belge, fortement marquée par les liens étroits et souvent conflictuels qui la rapprochent de sa famille, ne cesse de se mettre elle-même en scène, devenant ainsi la narratrice et la protagoniste de ses romans. Son écriture n’a pourtant rien de la banale exhibition narcissique. Au contraire, dans ses textes elle met en place un dispositif complexe de codification des références qui concernent les personnages et les lieux importants de sa vie. Les initiales des noms propres lui permettent souvent d’évoquer les différents membres de sa famille et les villes qu’elle a parcourues entre la France et la Belgique natale.

Parmi les figures qui défilent dans l’œuvre de Dominique Rolin, Jim occupe une place centrale. Jeune homme que la narratrice aurait rencontré après la mort de son mari, il incarne la figure de l’amant, du compagnon passionné et du complice. Alors que la plupart des personnages cités dans l’œuvre de cette auteur belge peuvent être identifiés, après une opération plus ou moins simple de décodification, Jim reste énigmatique et ce jusqu’à la parution en 2000 de Journal amoureux. En effet, la publication de ce bref roman chez Gallimard est suivie d’une série d’entretiens dans lesquels Dominique Rolin décide de révéler l’identité de Jim, qui n’est autre que l’écrivain Philippe Sollers.

Journal amoureux est le récit d’un amour passionnel entre la narratrice, toujours très proche de Dominique Rolin, et le jeune écrivain qui n’avait alors que vingt-deux ans.  Ce texte multiple propose au lecteur l’histoire d’un amour codé, semé de nombreux indices qui fonctionnent comme des clins d’œil pour ceux qui tentent de reconstruire les parcours d’écrivains de ces deux amoureux. L’auteur n’y abandonne pas le travail d’introspection qui caractérise l’ensemble de son œuvre, ce qui permet non seulement de retrouver la narratrice de ses romans précédents mais également de lire le rapport qu’il peut y avoir entre l’expérience amoureuse et l’autoanalyse. 

 

 

Journal d’un amour codé

 

Le Journal amoureux est inauguré par la rencontre de la narratrice avec Jim, lors d’un déjeuner organisé par un éditeur parisien. C’est à cette occasion que la narratrice fait la connaissance du jeune écrivain et ainsi commence la relation passionnelle qui les lie. Bien que ce personnage soit déjà évoqué dans des textes antérieurs, ce roman retrace l’évolution du couple et met en relief les aspects les plus complexes de leurs rapports.

La différence d’âge dans le couple, elle a quarante-cinq ans alors que lui n’en a que vingt-deux, n’est pas l’inconvénient majeur dans cette liaison amoureuse. C’est la liberté insolente du personnage masculin qui attire inéluctablement la narratrice, tout en entraînant des souffrances profondes :

 

Je suis naïve au point de ne pas y voir très clair dans ce problème, je suis bornée de naissance et par éducation. La jalousie me ronge, et je souffre mille morts. Jim est un dieu de la liberté, donc du libertinage. Les deux mots se confondent. Il est avide. Il est gourmand. Il se conduit comme une sorte d’elfe au sang joyeux. Rien ne l’arrête. Je l’interroge. Il a le génie du silence. Je pleure, je tremble, j’essaie de le coincer. Je ne saurai rien, rien, il restera le maître du jeu[1].

 

Ces allusions à une liberté sexuelle et à une joie de vivre exacerbées rappellent pour le lecteur attentif le premier roman de Philippe Sollers, Une curieuse solitude, publié en 1958 aux éditions du Seuil, dans lequel il raconte les aventures amoureuses d’un jeune garçon avec une domestique espagnole. Mais la narratrice de Journal amoureux voit dans ce comportement une source d’angoisse et de jalousie qui vont marquer l’histoire du couple.

Les amants vont ainsi vivre leur passion en parallèle avec leur travail d’écriture, qui est évoqué comme un fil conducteur dans le roman :

 

Ce matin il pleut à verse. Dans la chambre aux trois fenêtres, Jim et moi travaillerons en nous tournant le dos, chacun rivé à sa table, à son paysage.

J’écris sans lever la tête.

Jim se lève, va dans la salle de bains. Jim vient se rasseoir.

J’écris.

Jim tousse, décroise ou croise ses longues jambes, s’allume une cigarette, remue ses papiers, sa chaise grince.

J’écris.

J’entends seulement les frissons de ce léger orchestre dont il est le chef à la fois distrait et fou d’attention.

Plus tard, il murmure sans quitter du regard son cahier : « Je t’aime[2] ». 

 

Journal amoureux n’est pas simplement l’histoire d’amour d’un couple qui défie les conventions sociales. Il s’agit surtout du récit d’une double écriture qui relie la passion amoureuse au travail littéraire. Jim et la narratrice écrivent de synchroniquement deux textes qui semblent être inspirés pas un même sentiment de bonheur et de plénitude. Cette situation rappelle inévitablement le contexte de parution, cinquante ans plus tard, de Journal amoureux  de Dominique Rolin et de Passion fixe de Philippe Sollers, roman publié lui aussi en 2000 chez Gallimard, dans lequel l’écrivain révèle son histoire d’amour avec Dominique Rolin. En effet, cette double publication semble avoir été guidée par la volonté de lever le voile sur cette relation secrète, ce qui permettra de redonner un sens à ce personnage de Jim :

 

Fin septembre 1958, peu après la publication d’Artemis, Paul Flamand, le directeur des Editions du Seuil, invite Dominique Rolin à une réception amicale. Elle y fait la connaissance d’un écrivain de vingt-deux ans dont un premier roman vient de paraître […]. Il s’agit, bien entendu, de Philippe Sollers […]. Une passion, un amour aussi singulier que durable, prend naissance en ce début d’automne. Il a fait l’objet, déjà, de commentaires, d’allusions […]. Dominique Rolin ne cessera pas d’évoquer l’écrivain et l’homme aimé, d’abord à travers un jeu de pronoms personnels (« tu », « il ») et d’une initiale (« T. ») ; ensuite, à partir de L’infini chez soi (1980), en lui donnant le prénom de « Jim » en hommage à James Joyce, dont l’œuvre aura un impact sur l’évolution de Sollers[3].

 

Cette double publication en 2000 pourrait être vue comme le fruit du hasard, qui aurait obligé les écrivains à avouer une réalité longtemps dissimulée. Or, il s’agit d’un projet concerté ou, au moins accordé entre les deux auteurs :

 

 

J’avais dit à Jim : « Je veux écrire notre histoire. » Il a été tout de suite d’accord, et c’est lui qui a trouvé le titre, Journal amoureux. Cela m’engageait dans une voie beaucoup plus réaliste, parce que, jusqu’ici, il  était déjà très présent dans mes livres, mais d’une façon plus nuageuse[4].

 

Malgré son « engagement dans une voie plus réaliste », Dominique Rolin ne cesse de pratiquer l’autoanalyse à sa façon, ce qui rend sa narratrice multiple et insaisissable à la fois.

Construction et dilution de soi par la littérature

 

Femme amoureuse et écrivain, Dominique Rolin nous fait retrouver la protagoniste d’une grande partie de son œuvre. Profondément nourrie par la biographie de l’auteur, la narratrice du journal nous rappelle les doutes et les souffrances qui la torturent depuis son enfance. Ainsi, encore une fois les parents disparus et les morts de sa famille la hantent à nouveau, cette fois-ci, pour lui reprocher de ne pas avoir prolongé le deuil de son mari :

 

 

Pas assez souffert, on ne le répétera jamais assez.

Chacun y va de son grognement :

Tu ne nous as jamais vraiment fait confiance.

Tu as simulé les chagrins, transformés par toi en mascarade.

Tu t’es fichue de nous.

Après la mort de Martin, tu ne t’es pas occupée de l’avenir de ses sculptures.

Tu n’as rien fait pour soutenir Ma-Ta quand elle a perdu sa petite Florence[5].

 

Ces morts qui prennent la parole confirment la possibilité de voir chez la narratrice un double de Dominique Rolin. Martin évoque son mari Bernard, mort d’un cancer, Ma-Ta est le pseudonyme de la fille de l’auteur. Mais ces souvenirs familiaux donnent également lieu à des processus qui éloignent la narratrice du registre réaliste. L’introspection génère une  métamorphose qui reflète les complexes d’enfance de cette figure féminine :

 

 

Voilà que bondit hors de sa nacelle de mousseline un monstre poilu de la taille d’un adulte, genre gorille des savanes africaines. […] Le gorille en question n’est autre que moi. Je suis le désastreur des sacrés principes. J’ai désastré, je désastre, je désastrerai[6].

 

Dans l’œuvre de cet auteur, la figure du monstre fonctionne comme le double de la narratrice, rappelant les propos du père concernant la « laideur de Dominique ». Ces moments douloureux de l’enfance accompagnent la narratrice toujours sous le signe du double qui la recrée, qui la rend aussi irréelle que ses fantômes et ses hallucinations. Dans Journal amoureux, ce processus d’autoanalyse fictionnalise non seulement la figure de la narratrice mais également celle de Jim :

 

 

Découverte de taille : nous ne sommes pas simplement deux individualités en marche, mais quatre. Jim est flanqué sur sa gauche par son enfance. Et moi je suis flanquée sur ma droite par la mienne. Intéressant quadrige évoquant ce que nous étions, ce que nous sommes, ce que nous serons pour quelques siècles encore[7].

 

Ainsi, paradoxalement l’auto-analyse conduit le lecteur du réalisme des références vers un monde de fiction, où le couple évolue au-delà du contexte avéré de cette liaison amoureuse. Comme l’affirme la narratrice : « la vie est une immense œuvre théâtrale[8] » et elle est fondée sur l’écriture littéraire qui remplit la vie de la protagoniste. La vie du couple du Journal amoureux est faite de cette écriture qui devient la seule possibilité de réalisation pour la narratrice :

 

Nous sommes au cœur de la question. Vous estimez scandaleux le fait que Jim et moi, amoureux bien joyeux s’il en est, osent le privilège de se réaliser grâce aux mots, l’écriture aux mille tours, l’écriture aux mille sortilèges[9]. 

 

Les amoureux de ce Journal proposent ainsi au lecteur un double dévoilement : dans un premier moment l’identité de ces amants est exposée au grand jour, le nom de Philippe Sollers n’est plus un secret. Dans un deuxième moment, le roman dévoile ce que les textes précédents de cet auteur laissaient deviner : malgré les constantes tentations de transposer les différents personnages au cadre biographique de l’auteur belge, il n’est en réalité question que de littérature, de fiction qui joue avec les attentes du lecteur. La grande révélation de ce texte concerne principalement le caractère fictionnel de l’écriture de Dominique Rolin.



[1] Dominique Rolin. Journal amoureux, Paris, Gallimard, 2000, p. 39.

[2] Ibidem, p. 80.

[3] Franz De Haes Les pas de la voyageuse : Dominique Rolin, Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, 2008, p. 68-69.

[4] Dominique Rolin. Plaisirs : entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Paris, Gallimard, 2002, p. 137.

[5] Dominique Rolin. Journal amoureux, op. cit., p.55.

[6] Ibid., p. 59-60.

[7] Ibid., p. 126.

[8] Ibid., p.35.

[9] Ibid., p.114.

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14 mars 2010 7 14 /03 /mars /2010 22:35
Analyse

 

L'infini chez soi, roman (d'anticipation) d'un corps

Par Camille Bossuet

 

 

Rolin_linfini_chez_soi.jpg« Il faut oser. Percer. Fendre. Toucher mon avant-vie pour cesser enfin d'être le "je" que d'ordinaire on suppose être moi ». Page 9, le projet est lancé et le récit se propulse deux ans avant la naissance de l’auteur, « à Paris, en 1911 », auprès de la jeune vendeuse Esther Cladel. Le roman se construit ensuite sur un va et vient entre le début du siècle, où ce personnage évolue, et 1978, où Dominique Rolin, fille d'Esther Cladel et écrivain, se penche sur l'élaboration du récit. Mais ce présent de l'écriture est plus qu'un simple clin d'œil au lecteur, il constitue le second temps ‑ le second lieu ‑ du récit.

L'infini chez soi peut ainsi se lire comme une expérience de la limite des genres : une "anté-autobiographie" ou les ficelles du roman… La mise en scène de la genèse de l'écriture constitue un topos de l'autobiographie. Mais si, chez l'autobiographe "traditionnel", la présence du narrateur et son discours sur les difficultés de l'écriture témoignent d'une quête d’authenticité, l'enjeu semble tout autre chez Dominique Rolin. L'oscillation de l'un à l'autre bord du temps, très travaillée et très féconde, place le centre de gravité du roman dans un entre-deux, à la jonction des deux récits.

 

 

Je fabule donc je dis la vérité, l'invention comme voie, comme choix

 

Le projet littéraire de Dominique Rolin joue avec le genre autobiographique, tout en en refusant le pacte : il joue à saisir l'inconnaissable, « l'irraconté », à hisser l'invention - le mensonge- au rang de vérité "révélée", éclose. L’écriture semble composer avec les vestiges afin de reconstituer un "corps" absent, à la manière de l'historien qui s’attèle à la fabrication d'une « métaphore de l'absent[1] » (le discours historique s'organise en effet autour d'une perte irrémédiable). Face à la disparition de ses parents et à la méconnaissance de leur « réel », la narratrice-écrivain s'appuie sur quelques éléments, quelques « vestiges » qui ont traversé les années et qui constituent des prises concrètes pour l'élaboration du récit : des objets (christ, pendule, brin de bruyère) ; des mots, des phrases (« foutaises » ; « au nom de l'enfant qui va naître » ; « mon petit chien ») ; des expressions du visage, une gestuelle particulière (« c'est un geste d'invention qu'elle aura jusqu'à la fin de sa vie[2] »). Ici, le souvenir corporel, son authenticité, provoque un glissement, et permet d’accéder au passé : « Je la vois donc en ce jour de 1911 exactement comme si j'avais été son témoin direct[3] ». Mais ces vestiges de réalité, s'ils jalonnent le récit, ne suffisent pas à fonder l’entreprise romanesque : « je n'irai pas vérifier. Je suis lâche. Que le brin de bruyère y soit encore ou n'y soit plus, j'en crèverais, de toute façon[4] ». Ces « indices » sont bientôt dénoncés comme déchets, fruits d'une vanité d'outre-tombe.

 

Provocante et acerbe, la voix du « je » invoque une écriture de la survie :

 

Je ne fais confiance qu'à moi, c'est-à-dire à ma cruauté d'investigation naturelle : tôt ou tard, par voie détournée, elle atteint la vérité (…) vérité que je me bornerai à violer à ma façon, tant pis, ma vie (le reste de ma vie) en dépend[5].

 

L'imaginaire est choisi comme outil de la vérité, mettant à distance l’exactitude biaisée de la preuve :

 

Je n'ai qu'un seul recours : inventer rageusement livre après livre un réel décalé, peut-être vrai, peut-être faux, aucune importance, c'est un règlement de comptes entre moi et moi. Et d'ailleurs, les bords du mensonge invariablement adhèrent à ceux de la vérité[6].

 

Puisque « la réalité n'est que pure invention prémonitoire[7] », Dominique Rolin s’ « enfon[ce] dans la chair d'un roman falsifié, c'est à dire plus vrai que la réalité[8] ». Les techniques d'écriture sont exhibés : « je le fous dans les yeux angoissés de ma petite Esther 1911, ça colle à la perfection [9] ». L’écriture «  à découvert » s’apparente à la fabrication, au bricolage ­ d’un corps.

“Dédouané ” de vérité, le récit n'est pas exempt d'une quête de vraisemblance : l'épisode de la rencontre entre ses parents est repris par deux fois, pour trouver la version la plus satisfaisante, l'auteur jauge son texte, et décide de recommencer : « une chance sur mille que je ne me sois pas trompé, ce n'est donc pas suffisant. Alors voici :..[10] ». Le caractère vraisemblable du récit est soutenu par l'idée d'une présence. La narratrice se place en observatrice et va jusqu'à se fondre dans le décor pour mieux s'immiscer dans le récit : « Vous enjambez ma petite forme tortillée comme si je n'étais qu'une racine (…) la robe d'Esther me passe dessus[11] ».

Mais, au-delà du souci de vraisemblance, cette mise en scène de l’écriture comme reconstitution confère à l’écriture une puissance surnaturelle.

 

Vases communicants

Perméabilité des deux mondes, des deux temps : les deux niveaux du récit fonctionnent en vases communicants et pulvérisent les règles de la chronologie : « Je fabule ? Bravo!(…) Je crée le révolu. (…) Je débaptise le temps pour le remettre à sa place de magister abstrait, c'est tout ce qu'il mérite. L'hiver 1911 plonge dans mon été 1978[12] ».

Jouissance d'une écriture toute puissante, et le texte élude la quête de la vérité par la réminiscence : il s’emploie davantage à la mise en place d'un dialogue, que Dominique Rolin, pour avoir négligé le « réel souverain, incorrigible »" de sa mère en « sa fonction d'épouse et de mère frustrées », se doit de réengager, ou d'établir enfin avec celle qui l'a mise au monde.

Elle tente d'intervenir dans le destin de ses géniteurs, elle interpelle ses futurs parents qui ne l'écoutent pas : « Ah, accepteront-ils enfin de m'écouter, ces deux là en puissance d'engendrement, d'accouplement[13] ? ». En dépit de leur surdité, l’écrivain «  Dominique Rolin » ne doute pas qu’elle exerce un pouvoir par l'écriture, comme celui d'interférer dans les pensées de sa (future) mère : « Non, elle ne pense pas ainsi, la petite Cladel. Moi, sa fille aînée, pense à sa place[14] ». Le pouvoir d'écriture permet d'inverser les lois naturelles, jusqu'à engendrer ses propres parents : « Il faudra que j'accouche de mes géniteurs n'est-ce pas [15] ? ».

Figure tyrannique, grise de puissance d’écriture, la narratrice se voit elle-même entraînée physiquement par cet « imaginaire assoupi de l'année 1911 » : « les yeux éternels de maman me poussent vers la fenêtre[16] ». Le souvenir habite le corps de l'écrivain, et exerce une force physique sur lui. Jusqu'à la violence.

 

Par-delà l'espace ou le temps, le texte devient lieu de fusion entre la mère et la fille. Les passages du "elle" au "je" par le monologue intérieur sont constants. La focalisation interne entraîne le lecteur dans une confusion : la fille-écrivain pénètre le corps du personnage-mère, et lui redonne vie de l'intérieur. Mais à mi-parcours du récit, il n'y a plus de doute : « je fignole ma grossesse en suivant la danse chaloupée d'Esther et Jean[17] », c'est bien de la confusion des corps qu'il s'agit.

L'ambiguïté du texte illustre ainsi l’indivision du temps d'avant la mise au monde. La naissance, qui entérine la séparation des corps, est placée sous le signe de la défaite : « j'évacuerai le corps d'Esther, bien sûr, mais avec les honneurs dus au combattant victorieux qui jouit de l'humiliation imposée à son ennemi[18] ». Après l'accouchement, il faut se résoudre à passer de "Esther" à "maman", jusqu'à créer une nouvelle confusion, d’Esther : « ce nouveau moi qui n'est plus moi[19] » à Dominique : « mais pourquoi donc te dis-je tu ? où suis-je ?[20] ».

Cette séparation des corps est cependant nécessaire, et seul le travail du roman, en proposant une régression artificielle, un retour consenti à la fusion originelle, seul cet imaginaire, validé par l'écriture, permet un véritable détachement jusqu'ici "avorté", inabouti, et décrit ainsi :

 

L'acte de manger, grossir et grandir, n'est rien d'autre, en fait, qu'un déchirant effort pour accomplir l'arrachement inachevé d'avec le corps maternel. On peut assurer que le bas de mon individu s'y trouve encore planté[21].

 

 

Le corps et le temps, une écriture "organique"

 

Le découpage du roman s'affiche en forme d'anatomie. La relation étroite du texte au corps ne cesse de se réaffirmer dans l'écriture.

 

 Le corps, véritable lieu du récit

Le texte est en effet constamment investi par le corps. A deux reprises la narratrice entreprend un autoportrait, qui s'apparente à une dissection du corps interne pour y projeter l'image d'une bibliothèque ou d’un musée. La violence de la confrontation au passé est évoquée dans son rapport au corps : « A travers le réseau des veines et des artères, l'autrefois s'infiltre jusqu'à mon cœur, temple fatal, sexe unique de mon individu qu'il souhaite violer[22] ». Les souvenirs vont jusqu’à la métaphore alimentaire (et digestive) :

 

Luxueuse frugalité des aliments que mes souvenirs (…) car je mâche exclusivement du psychique : bouche hystérisée, œsophage obsessionnel, estomac langagier, intestin moraliste (…) Bonheur de n'être qu'un torrent à fécale embouchure. Pourquoi suis-je en forme de corps ?

 

Témoigner d'une pensée "organique", c'est aussi affirmer que l'ensemble des personnages et des lieux antérieurs, que "l'autre scène" de la fiction en somme, existe et s'abrite, en tout état de cause, derrière le front de la narratrice. Tout le vivant semble fondu dans la matérialité d’un corps. Où est l'âme ?

 

Vaincre le temps, écrire contre la mort

L'obsession de la mort et du thème familial est une constante de l’écriture de Dominique Rolin. Le projet d'écriture fait de l'écrivain un démiurge, maître de la survie des êtres et du temps.

 

Dominique, ma fille future, je te le dis, tu n'as pas le droit d'abandonner. Cela reviendrait à me tuer d'avance. Si tu t'obstines au contraire, tu m'autorises à vivre et à survivre. (…) la survie est la seule réalité de ce monde[23].

 

Cette idée provoque un sentiment de toute-puissance et justifie le recours à un vocabulaire religieux : « je serai la pythie de moi-même[24] »; « je reste le prophète de mes souvenirs[25] » ; jusqu'à proclamer : « car le temps n'existe pas[26] ». Le récit, sous le signe de la férocité, se fait plus âpre. La narratrice-écrivain le sait, et dialogue avec le lecteur : « j'entends gronder l'indignation. Et l'amour, l'amour, l'amour, où fourrez-vous l'amour ?[27] », avant de s'expliquer, sous forme d'excuses : « si je touche à l'amour, aussitôt il se dégrade et pourrit dans les mots [28] ».

Lors d'une dernière scène, la narratrice-auteure reprend "sauvagement" possession du récit, et par-là même de son destin. Elle décide, et le peut ici par la magie de l'imaginaire et de l'écriture, de stopper sa conception : lors de la rencontre des deux géniteurs, « rien n'a lieu ». Elle gagne à rebours la bataille de la naissance évoquée plus haut : « une poignée de main (…) chargée à leur insu d'entériner la gloire de mon néant[29] ». Elle parvient ainsi à vaincre la vie ‑ temps, "différance" de la mort ‑ pour toucher plutôt, à l'infini du néant. Le récit se replie à la façon d’un retour arrière sur images, et l'entreprise romanesque est hantée par la perspective de la mort comme par la nécessité d'un dialogue avec elle.

 

Le dialogue avec la mort

Dominique Rolin écrit-elle pour conjurer la mort ? Le roman se nourrit des angoisses du présent du personnage-écrivain. Dans l’Enragé, le personnage de Breughel a les “ bras remplis de ses tableaux futurs ” et peint contre la mort. Chez D. Rolin l’art reste au centre du rapport à la mort ; jusqu’à souhaiter mourir entre les mots. Mais écrire contre la mort engage une responsabilité vis à vis des mots, eux qui permettent de conserver un corps : « le sourire délicat de maman, sa façon de cligner des yeux et bomber le buste passent par l'alambic de mes mots (donner référence en bas de page». 

D. Rolin revendique une passion de l'écriture et des mots : ceux-ci sont constamment convoqués, mis en scène dans les deux "lieux" ou "temps" du récit, tantôt objets, tantôt personnifiés : le personnage d'Esther Cladel se laisse imprégner de mots nouveaux, interdits, jouissifs ou terrifiants. L'écrivain, à sa table de travail, observe ou interpelle la foule des mots apprivoisés pour l'occasion. Elle y clame son amour, sa "folie" des mots, qui lui fait se demander : "ai-je fais vis à vis des mots tout mon devoir ? Car j'ai charge d'âme[30] ».

Le livre de Rolin se laisse gagner par l’obsession de l’acte d’écrire, penché sur son rapport au temps et au corps. Le temps, personnifié, terrifie, pénètre le corps puis se dissémine dans la ville toute entière.

 

 Entre origine et infini, l'épaisseur du temps

Lorsque la narratrice reprend le contrôle, c'est pour invoquer le temps circulaire : « je commence à voir se dessiner […] la courbe laiteuse de mon infini[31] ». Faire se toucher le début et la fin, dans une continuité, doit se faire d’un seul trait, marquant ainsi l’inséparable alliance vie-mort.

Le récit de la naissance, fondateur en autobiographie, et propre du souvenir fabriqué, fantasmé, apparaît dans ce roman comme une fausse origine. L'image du serpent conviée à la fin du roman évoque le vertige de la généalogie et de l'engendrement, la duperie du concept d'origine. Contre la chronologie, et éloignée de la démarche historicisante, ce récit cherche à créer ou à révéler des passerelles et propose une vision transversale, en épaisseur, du temps. "Oser percer, fendre (…)" : le temps, comme le corps et l’être, forme couches. Le présent serait-il alors au temps ce que la peau est au corps ? Le récit de Dominique Rolin invente une écriture au scalpel. Cette présence "outrée" du corps témoigne d'une écriture sur la défensive, habitée par un refus du psychologique : « surtout pas de sentiments », comme un danger de nostalgie : « Surtout, ma vieille (me dis-je en riant), ne te retourne pas. Evite le film-paysage en cours filant, filant, vertigineux et gratteur : il souhaiterait t'atteindre et t'entraîner, t'anéantir. Il n'y arrivera pas, et je crache dessus[32] ».

 

 Corps-texte, ‑ œuvre-souillure ‑
Le roman lui-même fonctionne selon son propre temps : de 7h à 18h, de l’hiver à l’automne. Et selon son propre espace. Le texte prend vie, à la manière des « organes [qui] recommencent à penser, à écrire[33] ». Si l'écriture est force, elle est aussi déjection. « Le besoin de salir est un stimulant besoin de création. Œuvre-souillure, je me jure de te donner un jour la forme à laquelle tu as droit[34] ». Participant toujours de cette métaphore organique, l'écriture est définitivement donnée comme élément du vivant, comme matière : l'œuvre est semblable à ces corps innombrables enfouis qui fertilisent la terre.

 

“ Œuvre-déjection ” ou écriture "thérapeutique", vouée à soulager, à libérer, qui aide à se séparer. En cela elle n'est plus édifice, création idéalisée, mais amas, accumulation, dépôt des obsessions dont il convient de se séparer pour exister. Forme, mais aussi acte, l'écriture s’affirme comme processus, comme pratique. Ce qui n'est pas sans rappeler l'insistance sur le travail de l'écrivain et son besoin de "dévoiler" (pour mieux mettre à distance ?) un "personnage-humain-écrivain", par la transcription, notamment, des petits détails de la vie quotidienne : boire un verre d'eau, allumer la lumière, aller aux toilettes, tout est fait pour donner corps à l'écrivain. Qu'en est-il alors du corps, du temps du lecteur, de son acte de lecture ?

 

Le roman tente (« il faut, je dois ») d'intégrer sa propre germination, d'englober, de contenir ses propres marges.

     

L'Infini chez soi, récit d'un passé révolu, mais rébellion contre le récit de souvenirs. L'ouvrage se donne plus comme une tentative d'engager le dialogue entre passé et présent, entre morts et vivants. A cette fin, sont convoqués les pouvoirs surnaturels de l'écriture, pour permettre la perméabilité des deux mondes : « créer le révolu » et nier le temps. Mais cette perméabilité affaiblit aussi l'écrivain, sur qui "l'autrefois" exerce une force physique. Le temps, personnifié, l’interpelle au futur, brandissant l'angoisse du vieillissement, la peur de la mort. En stoppant sa propre conception, la narratrice-auteure tente de « gagner [sa] mort », de pouvoir dire : je n'ai jamais existé, je n'ai pas d'origine, le temps est courbe et ne connaît pas d'extrémités, je suis immortelle.

L'infini chez soi ou en soi, c'est ce corps qui abrite tous les temps confondus, microcosme au sein duquel on s'enfonce et par le biais duquel on voyage aussi dans le temps : l'infinitude de l'espace-corps permet d'en traverser les couches. Par une pensée "organique".


[1] M. de Certeau, Histoire et Psychanalyse, entre science et fiction, Gallimard, "Folio histoire", 1987 (rééd.), p.217.

[2] D. Rolin, L’Infini chez soi, Denoël, Paris, 1980. Rééd. Actes Sud, 1996, coll. Babel, p.75.

[3] Ibid. p.150.

[4] Ibid. p.268.

[5] Ibid., p.86-87. 

[6] Ibid., p.177.

[7] Ibid., p.9.

[8] Ibid., p.37.

[9] Ibid., p.74.

[10] Ibid., p.90.

[11] Ibid., p.105.

[12] Ibid., p.155.

[13] Ibid., p.269.

[14] Ibid., p.88.

[15] Ibid., p.155.

[16] Ibid. p.20.

[17] Ibid. p. 155.

[18] Ibid. p.253.

[19] Ibid., p.254.

[20] Ibid., p.255.

[21] Ibid. p.261-262.

[22] Ibid. p.257.

[23] Ibid. p.48.

[24] Ibid. p.9.

[25] Ibid. p.258.

[26] Ibid. p.48.

[27] Ibid. p.208.

[28] Ibid. p.210.

[29] Ibid. p.253.

[30] Ibid. p.214.

[31] Ibid. p.214.

[32] Ibid. p.159.

[33] Ibid. p.181.

[34] Ibid. p.54.

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