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21 août 2008 4 21 /08 /août /2008 17:19

Enfances


Parler de l’enfance mais aussi de son enfance est intimement lié au travail de l’écrivain qui se présente comme celui qui interroge l’homme aux différents âges de sa vie. L’écrivain francophone n’échappe pas à cette détermination de l’écriture, il met en question l’enfance et surtout l’ensemble de ses apprentissages. Il prend ainsi sa revanche en écrivant, en se remémorant ce qui alors s’exprimait sans mot ; en latin, l’infans est celui qui ne parle pas. Mais l’enfance francophone est semblable à toutes les autres, elle est porteuse des mêmes manques et des mêmes absences, elle s’inscrit par le biais de l’éloge ou bien du blâme. Elle cherche voix et légitimité à travers les voiles du souvenir, de la mémoire ; impalpable, et pourtant souveraine, l’enfance ne s’aborde que par tâtonnements.

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20 août 2008 3 20 /08 /août /2008 12:12

Analyse

  Contre exotisme : la poésie comme langage universel de l’enfance

Par Sandrine Meslet

 

« Glorieux d’écailles et d’armures

un monde trouble délirait » (V)

 

 

Saint John Perse fait paraître Eloges en 1960, la première section du recueil, intitulée Pour fêter une enfance, se compose de six poèmes de même longueur dans lesquels se déploie un hymne à l’enfance. Les registres épique et épidictique soutiennent le projet poétique de Saint John Perse et orientent le lecteur vers une interprétation symbolique. En effet, l’enfance permet au poète d’évoquer un âge mythique, commun à tout homme, au sein duquel les références antillaises deviennent communes et sont élevées au rang d’universelles. La célébration de l’enfance et de ses motifs passe aussi par l’hommage du poète à la poésie, ainsi mère et muse... Pour lire la suite de l'article sur notre nouveau blog, cliquer ici

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5 avril 2008 6 05 /04 /avril /2008 17:09

Analyse



Contours du jour qui vient de Léonora Miano, roman de l’éclosion
Par Virginie Brinker

Contours du jour qui vient est le dernier roman d’une trilogie intitulée "Suite africaine" et a obtenu le prix Goncourt des Lycéens en 2006. Léonora Miano, auteure camerounaise née en 1973, y narre le long périple de la petite Musango, son « voyage au bout de la nuit ». L’enfant a en effet été torturée par sa mère, accusée par elle de tous les maux, y compris de sorcellerie, puis abandonnée, à l’âge de 9 ans, aux vices de la société du Mboasu, pays imaginaire d’Afrique équatoriale en guerre, où règnent cupidité et superstition.

Cette œuvre très riche évoque des thèmes qui trouveraient leur place dans nombre de nos dossiers déjà publiés, tels la place du religieux dans une société en crise, l’étroitesse du lien entre littérature et musique, ou encore le rapport entre la guerre (histoire collective) et l’histoire personnelle[1]. Nous centrerons volontairement ici notre intérêt sur la manière de dire l’enfance.

 

Un roman musical au service du lyrisme 

L’œuvre est explicitement construite comme une composition musicale, entre le jazz et le blues, les quatre parties qui la structurent étant intitulées « prélude », « premier » et « deuxième mouvement(s) » et « coda ». Elles retracent le trajet initiatique de Musango, sa traversée de la nuit, de la douleur et de l’abandon, et son passage de l’ombre à la lumière qui point. Ces champs lexicaux sont omniprésents et rythment à leur manière le roman.

Mais au-delà des effets de structure, l’œuvre nous laisse entendre une voix, celle de Musango, qui s’exprime à la première personne dans un dialogue fantasmé avec sa mère. Cette voix intérieure se fait chant, laissant souvent s’épanouir de grands épanchements lyriques qui savent toucher le lecteur :

 

Le jour se lève et c’est toujours la nuit, puisque tu es encore là. Ma mère haineuse, ma mère assassine, ma mère inconsolable d’une souffrance qu’elle ne peut pas nommer. C’est la nuit dans mon esprit où tu prends toutes les formes du chagrin. Je veux marcher vers le fleuve et m’asseoir un moment sur ses berges. Peut-être que j’entendrai ce que disent ces autres enfants mal aimés, ces oubliés dont nul ne porte le deuil. Comment sommes-nous supposés leur survivre nous qui croyons si fort que les morts sont vivants ?[2]

 

La musicalité de l’écriture est tout à fait sensible dans cet extrait, rythmé par l’anaphore[3] initiale « Ma mère ». On peut aussi noter des effets d’assonances, et de variations sur les sons [e], [é] et [è] notamment, et l’image poétique de la nuit. L’œuvre se fait ainsi poème, et le poème expression du moi profond.

Or, « clamer » l’intime est fondamental en ces temps troublés, et c’est sans doute le seul moyen d’échapper à l’engloutissement : « Taire l’intime nous demande tant d’efforts qu’il n’est pas surprenant que nous soyons à présent à la fois fous et exsangues. La plupart d’entre nous[4] ». Tout le roman semble ainsi s’inscrire dans une dialectique du « je » et du « nous ».

 

 

Musango, allégorie de l’avenir du continent

 

La petite fille, abandonnée par sa mère, échoue d’abord dans une secte spécialisée dans la traite des femmes, véritables esclaves, y compris sexuelles, acceptant avec naïveté privation et rituels humiliants dans l’espoir de « faire l’Europe [5]» alors que ce sont les trottoirs parisiens ou madrilènes qui les attendent.  Ces femmes, que Musango côtoie sans toutefois subir les mêmes traitements, vont lui servir de contrepoints, de même que la figure de la jeune prostituée (p. 139), celle des enfants soldats (p. 197), et celle des enfants des rues (p. 208). Pour les désigner, l’auteur utilise la métaphore de l’ombre, sans cesse associée aux champs lexicaux de la mort et de la guerre. C’est parce qu’elle ne veut pas subir leur sort que Musango parviendra à s’affirmer, grandir et s’échapper. C’est ainsi qu’au terme de son périple, Musango, « la paix » en langue douala du Cameroun, finira par trouver la sérénité, synonyme d’une nouvelle vie. D’où la symbolique du titre. A la fin du roman, le triptyque métaphorique –ombre, mort, guerre-, se trouve donc parfaitement inversé.

Par ailleurs, le motif de la guerre lui-même, thématisé dans le roman via la figure des enfants soldats[6] nous semble parfaitement symbolique. La guerre est avant tout déchirure intérieure et identitaire. Au début du roman, les apostrophes de Musango à sa mère sont violentes, gorgées de ressentiment et d’espoir déçu. Elles sont profondément polémiques au sens étymologique, conflictuelles, et le prénom allégorique de la mère (Ewenji, la « lutte » en douala) renforce cette idée. Mais une fois persuadée d’être quelqu’un et ayant retrouvé les fondements de son identité via l’asile chez sa grand-mère, les propos de Musango s’apaisent.

Enfin, la trajectoire de Musango, sa longue gestation jusqu’à une deuxième naissance, est résolument contre-tragique. La petite enfance du personnage ne laissait pourtant rien présager de bon, on l’accusait même d’être maudite. Une forme de fatalité, liée à une maladie des globules sanguins, semblait la condamner. Or, dès le « premier mouvement », intitulé « volition » le tragique se voit enrayé. La liberté l’emporte : « Ma fin serait de ne rien tenter, de me résigner à ne rien accomplir », peut-on lire à la page 75 ou encore « Cette colère est vaine. Je veux la jeter au loin comme un nègre marron se défait se ses chaînes » à la page 131. Il en va de même pour le continent qui ne saurait sombrer. Comme Musango, l’Afrique pourra éclore une fois son identité retrouvée. C’est la morale du conte, qui a pour sujet le passé colonial du continent, que sa grand-mère lui raconte à la page 235 : « Ce que vous devez faire pour épouser les contours du jour qui vient, c’est vous souvenir de ce que vous êtes, le célébrer et l’inscrire dans la durée ».


Naître, renaître, con-naître

 

L’éclosion, la renaissance, ne peuvent se faire sans la rencontre d’autrui (la « con-naissance », au sens étymologique de « naître avec »). Musango a longtemps considéré sa mère comme « la hachure permanente, le barreau à scier pour atteindre à la vie[7] », mais tout la pousse à sa rencontre. L’attente du lecteur est en permanence relancée par des expressions du type « Attends que je quitte ce trou noir pour te le dire en face » (p. 72), « Je te verrai sou peu » (p. 160)… Mais la rencontre fantasmée avec la mère (« Je te dirai je t’aime, maman[8] ») avorte, puisque sa mère tente une dernière fois de la tuer. Se substitue à cette con-naissance manquée celles avec la grand-mère, Mbambè et le jeune Mbalè. C’est en prenant symboliquement la main de Mbalè à la fin du roman, que Musango renaît à la vie et « étrein[t] puissamment les contours du jour qui vient[9] »

Musango rencontre par ailleurs plusieurs figures féminines et maternelles (Kwin, Ayané, Wensigané et même Kwédi), mais l’une d’entre elle, l’ancienne institutrice Mme Mulonga, incarne l’espoir, l’opiniâtreté, la liberté : « Si notre peuple peut produire des individualités assez audacieuses pour affronter ses errances et ses lâchetés, il lui reste une chance de prétendre à la grandeur[10] ». L’institutrice voue à l’instruction un véritable culte et l’on peut lire que « la langue française était sa religion[11] ». Cette remarque n’est pas anodine sous la plume d’une auteure francophone. Loin de l’afro-pessimisme, l’éclosion paraît permise. La re-naissance du continent semble  possible et verra certainement le jour grâce à une relation apaisée au passé, en particulier colonial, et dans une rencontre renouvelée, une « con-naissance » avec l’Autre, via la langue et la littérature.

 



[1] Sur la place du religieux dans une société en crise, voir dans notre dossier sur le polar francophone l’article consacré à Ken Bugul et intitulé : « Chez Tartuffe, rue Félix Faure, il n’y a pas de crime, il y a un spectacle » :

 http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-5841557.html Voir également notre dossier intitulé « Littérature et Musique » : http://la-plume-francophone.over-blog.com/categorie-10159235.html

Sur le rapport entre histoires collective et personnelle via le motif de la guerre, on pourrait avec profit tisser nombre de liens entre l’œuvre de Léonora Miano et le film de Mohamat Saleh Haroun, Daratt (saison sèche) ; même si dans le film le rapport père-fils se substitue au rapport mère-fille évoqué dans le roman. Voir notre article sur le film http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-5486051.html.

[2] Léonora Miano, Contours du jour qui vient, Pocket « Jeunesse», 2008, p. 113 (Le roman a été publié pour la première fois chez Plon en 2006).

[3] L’anaphore consiste à répéter le même mot ou la même expression en début de phrase ou de proposition.

[4] Op. cit., p. 177.

[5]Ibid. , p. 48-49: « Faire l’Europe (…) C’est comme ça qu’elles disent toutes, pour parler de ceux qui ont voyagé hors des frontières du continent. C’est comme si l’Occident était une grande guerre à laquelle ne survivaient que les plus méritants ».

[6] Ibid, p. 37 à 40.

[7] Ibid, p. 146.

[8] Ibid, p. 166.

[9] Ibid, p. 248.

[10] Ibid, p. 161.

[11] Ibid, p 153.

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5 avril 2008 6 05 /04 /avril /2008 17:00

 Analyse

Récits d’enfance, Mouvements d’Histoire
Par Camille Bossuet

 

    Paris, 1997. Leïla Sebbar[1], écrivain de langue française vivant en France, mène à publication un recueil de courts récits, de 16 auteurs rassemblés : 16 écrivains algériens ; 16 écrivains d’Algérie ; 16 écrivains francophones, nés en Algérie. Chacun d’eux, installé en France pour y vivre, y écrire, y enseigner, raconte son « enfance algérienne ». Le livre porte ainsi un déplacement double, à la fois temporel et géographique : Textes de France sur la terre d’Algérie ; Voix d’écrivains adultes à la recherche d’une conscience passée.

    L’évocation simultanée d’un temps et d’une terre éloignés fait émerger la parole historique, politique, et les textes assemblés en recueil pourront se lire comme autant de prismes de l’identité algérienne. Ces enfances, toutes situées avant l’Algérie indépendante ou dans un temps charnière entre la présence française et la libération, confèrent au récit mémoriel autobiographique une forte dimension collective, propre à alimenter une mémoire « nationale » ; « bi-nationale » ; « trans-nationale »… 
      En effet le récit d’enfance est celui, par essence, des premières mémoires; c'est l’enjeu central du texte de Nabile Farès, « La mémoire des autres » : « Drôle de truc ! De savoir comment on vous fabrique une mémoire » (p.134). Les procédés de l’anamnèse divergent selon les auteurs [Sebbar entend récolter des traces dans les livres, Malek Alloula, d’une réplique moqueuse, « ‘Trape mon zeb, toi ! », fait un « fil d’Ariane qu’[il] tire pour démailler le tricotage du temps, de [s]on temps ? » (« Mes enfances exotiques », p.11). Chez Jamel Eddine Bencheikh, l’entrée en enfance s’opère magiquement par le rêve, en un surgissement : « Je quitte mon corps pour celui d’un enfant de six, neuf, douze ans. » (« Tlemcen la haute », p.27)], mais chaque fois le texte renoue avec le passé, entamant à sa manière la recréation d’une conscience.

    Le récit d’enfance, comme mise en jeu de la mémoire, anamnèse à l’œuvre, est ainsi susceptible de porter une parole historique. Travail interne au texte qui ferait de la récolte de Sebbar un acte « engagé ».

  

Topoï du récit d’enfance ou l’utopie politique

L’enfance mythique : Babel heureuse

   Les récits de l’enfance heureuse se placent sous le signe de la concorde, de la communion des langues et des religions. Ils s’approchent d’une écriture anthropologique, distillent descriptions de mœurs et paysages urbains. C’est le cas du premier texte, celui de Malek Alloula intitulé « une enfance exotique », qui, d’emblée, brouille les pistes. En effet, quoi d’inconnu ou d’exotique dans cette description d’un bonheur « modestement villageois », presque droit sortie d’un chapitre de Marcel Pagnol ? Un garnement insolent à la fenêtre de la classe interrompt la dictée tandis que, en plein pique-nique des fêtes pascales, des gamins pistent les ébats adultères du massif Paulo et de la frêle Mme Arlette, préposée aux Postes. Dans le récit de Jamel Eddine Bencheikh, « Tlemcen la haute », le grand-père descend majestueusement la ruelle, et converse, selon les rencontres, en trois langues : « la jolie langue de Tlemcen », l’arabe classique ou le français. A l’image d’une société cosmopolite vient s’attacher la profusion des odeurs, les couleurs du marché, la mort même, qui tient en réserve le débordement religieux : « Grand-père mourut le 1er août 1933, vêtu d’une gandoura blanche, la tête nue. Son visage se couvrit d’une légère sueur, il regarda l’assistance, chassa une mouche de son front et s’en fut. » (p.35). La figure du père ou du grand-père s’impose souvent à la mémoire pour dire l’enfant [Fatima Gallaire (« Baï »), Habib Tengour, (« Enfance »)] comme chez Roger Dadoun avec « Hammam », texte empli de bienveillance, entre la chaleur des pâtisseries maternelles du Shabbat, le savoir faire artisanal du père et les vapeurs des bains. Le visage paternel symbolise la cellule familiale protectrice, unitaire.
      Ce n’est que progressivement que la perception enfantine s’ouvre à la société toute entière, dans sa multiplicité. Le mélange ou côtoiement religieux est constamment présent, chaque récit l’abordant à sa manière : Albert Bensoussan, dans « L’enfant perdu » choisit d’évoquer l’amitié fortuite entre deux enfants, l’un juif, l’autre arabe, dans la Casbah d’Alger.

Entre deux mondes

    Dans « Rencontres », Mohammed Dib évoque cette apparition de l’« autre » dans la vie de l’enfant à travers le personnage du médecin, puis de l’instituteur : « à côté du mien vivait un autre monde. » (p.117). Cette rencontre de l’autre va de pair avec la prise de conscience d’une société cloisonnée. Pour Hélène Cixous, la découverte est surtout celle des mots, ceux inscrits sur l'enseigne de la boutique « Aux Deux Mondes ». « Mais jamais je ne sus de façon claire, explicite ni décisive, qui étaient les deux. Le monde était deux. » (« Pieds nus », p.60).

  

La complexité de l’enfance, rumeurs du désenchantement

Duplicité

    Chez Cixous, à Oran, sous Vichy, la culpabilité diffuse défait le mythe de l’innocence enfantine : « les enfants s’efforcent douloureusement d’imiter « l’enfant » qu’ils ne sont jamais et n’y parvenant pas ils simulent et s’emploient à dissimuler cette imposture » (« Pieds nus », p.64). Annie Cohen pour sa part replonge dans l’appartement bourgeois d’Alger (« Viridiana mon amour »), où se vit la transgression mesurée des après-midi de jeux de cartes avec les bonnes : « Voilà comment une femme de ménage peut tout à la fois vous donner le goût de l’ordre et du jeu, du partage et de la compétition, de l’illégalité et de la transgression » (p.78). La figure de l'enfant gagne en complexité.

Les cassures de l’Histoire : fascisme, guerre d’indépendance.

   Dans de nombreux récits, la conscience en formation s’imprègne d’un quotidien politique violent, fait d’assassinats, de mobilisations militaires, de conflits politiques… La violence est d’abord perçue par les mots, leur compréhension progressive : chez Nabile Farès, les paroles se gravent d’elles-mêmes : « Nous entendions tout, sans comprendre (…) » (« La mémoire des autres », p.138). Leïla Sebbar quant à elle rejoue l’enfant à l’affût du sens : « Des mots inconnus : Aurès, des morceaux de mots, le début où la fin mine, d’autres dont je connais le sens gorges et les seuls que j’identifie avec une sorte d’apaisement (…) instituteur, institutrice. » (« On tue les instituteurs », p.211). La conscience neuve de l’enfant est chaque fois matériau perméable, mémoire en construction modelée par la langue : « J’entends encore ces mots, car ils étaient nouveaux à mes tympans, et ils restent à jamais gravés dans ma mémoire » (Jean-Pierre Millecam, « Apocalypses », p.188). Dans le récit de Jean Daniel, « Arrêt sur Images », l’avènement de la violence (la guerre d’Espagne de 1936) signe la rupture avec l’enfance : « En plein bonheur de mes 16 ans, le tragique et l’Histoire sont entrés dans ma vie comme des soleils noirs. » (p.113).
     L’enfance racontée se détourne de l’image d’Epinal, sa mémoration empreinte d’évènements collectifs, politiques : une mémoire sociale et sociétale s’est superposée à la mémoire intime.

  

Mémoire et temporalités plurielles. Les fondations d’une nation?

    Le récit d’enfance s’apparente à une remontée en écriture vers où commence son histoire. Or, ici, l’intime histoire primitive coïncide avec l’« an zéro » d’une nation. L’histoire rencontre l’Histoire dans le mouvement rétrospectif de quête de l’origine.

    L’enfant Hélène Cixous communique avec l’ancien, en totale osmose avec le territoire antique : « Se retrouver ensemble le chaud mélange familier les siècles les morts les maures les enfants les montants les ascendants les descendants tous dans l’accord comme unis en une naturelle alliance, nous ne faisions que continuer. » (« Pieds nus », p.58). La toute-puissance de l’enfant est celle de la légitimité, où l’atavisme supplante la rivalité linguistique ou religieuse. « Le retour des sources », d’Alain Vircondelet, transcrit aussi ce dialogue avec un territoire : « L’Algérie réverbérait obscurément un temps lourd d’autres temps, ignorés et mythiques. L’enfant, grâce à elles se découvrait très ancien. » (p.236). Mais cette ressource intuitive du passé ne constitue pas à proprement parler une Histoire.

   Chez Farès, l’enfance, comme lieu perdu, s’associe à la perte de la mémoire historique, à un héritage en proie au « mutisme » : « La mémoire des autres » tente de dire la coupure, le manque irréparable d’une parole historique en arabe, en hébreu, en berbère. En écho, Mohammed Dib note : « à l’époque, nous ignorions ces mots : Algériens, Algérie, Al djazaïr. » (« Rencontres », p.122). Millecam formule ainsi le mythe biaisé de l’origine : « cette enfance, c’était l’Eden avant la faute. Pourtant, la faute avait été commise quelques cent ans plus tôt. » (« Apocalypses », p.181).

    Dans « Apocalypses » encore, la voix maternelle livre le récit d’un déluge « originel », et, chez Jean Pélégri, le tremblement de terre annonce le changement d’époque à venir (« quand les oiseaux se taisent ») : la métaphore tellurique cherche à dicter une nouvelle cosmogonie, celle d’un individu comme celle d’une nation. Cependant, le titre du recueil de Sebbar fait moins référence à la nation qu’à la géographie, puisqu’à « enfance algérienne » s’ajoutent silencieusement, dès la langue d’écriture et le lieu de publication, « franco-algérienne » ou « algéro-française »…

 

 

      L’écriture de Leïla Sebbar, d’abord tâtonnante, ponctuée de « je ne suis pas sûre » ; « je me trompe sûrement » (p.207), grâce au document historique ‑ une page de journal ‑ s’ouvre à la mémoration ; le temps de l’indépendance est celui de la contradiction, comme le relève l’enfant Mohammed Kacimi, dans « A la claire indépendance » : « Mais pourquoi aller à l’école française, puisque nous sommes libres ? » (p.172). Agée de trente ans, la nation algérienne sera en proie à une « terrible répétition dans l’actuel : bombes, meurtres, découpages, luttes, internements… » (Farès, p.135). La question de sa fondation, des temporalités et des récits qui y auront présidé, se pose alors avec acuité, appelant à visiter la mémoire, à refaire émerger l’Enfance. Une écriture salutaire.

 

 


 

 

[1] Sebbar a dirigé plusieurs recueils de récits d’enfance d’écrivains : Le premier avec Nancy Huston (Belfond, 1993), intitulé Une enfance d’ailleurs, et plus récemment, Une enfance d’outre-mer, Seuil, 2001.

 

 

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11 mars 2007 7 11 /03 /mars /2007 21:19
                          Analyse

 

PERSEPOLIS de Marjane SATRAPI


Du roman familial au mythe personnel


par Célia SADAI


 


 

L’écriture de Persepolis s’inscrit au coeur de trois tendances : récit épico-historique, légende des origines et autofiction. Pour la dimension collective, on parlera de « roman familial » ; mais sans adhérer totalement à la conception freudienne de la notion. Dans Persepolis, le roman familial est en fait inversé. Marjane Satrapi revient sur son enfance et l’écriture mémorielle révèle à la fois fantasme (amplification épique) et névrose (souvenirs traumatiques). L’écriture névrotique ouvre le récit à la seconde voie, le mythe personnel : Persepolis raconte des histoires édifiantes, autour d’un réseau d’images affectives ; en cela le recours au dessin permet  un rapport immédiat à l’affect. Ainsi, Marjane se met en abyme dans l’écriture, sous un masque double : elle est celle qui fait la chronique de l’Histoire iranienne, et elle s’efface devant la galerie des héros, martyrs, et autres mollahs corruptibles. L’autre manifestation du narrateur Marjane, c’est dans la peau d’une anti-héroïne subversive qui met en scène les étapes de sa vie.

Didactique ou thérapeutique, les deux pôles semblent nécessaires à la fois au devoir de mémoire, et à l’émancipation d’un sujet sans cesse en devenir. Ainsi, la fresque historico-autobiographique tranche avec les productions suivantes, Broderies (L’Association, 2003), et Poulet aux prunes (L’Association, 2004), dont l’écriture cynique et féminine évoque l’Agrippine de C. Brétécher.


 

 

     Roman familial et Sujet collectif

 

 

Le tome 1 ouvre la voie historique de la série ; le travail mémoriel porte sur les années pivot 1979-1980, de la chute du Chah à la montée des Mollahs et l’espoir avorté d’une République. Chaque séquence est la chronique d’une époque où l’Histoire s’accélère : « - Tous ceux qui partent reviendront. Ils ont juste peur du changement. […] C’est comme ça pour toutes les révolutions. Ce n’est qu’une période de transition… » (Persepolis 1, « Les moutons »). Marjane a dix ans, elle fait le bilan de la révolution islamique : « […] un an auparavant on était dans une école française et laïque, où nous étions garçons et filles ensemble, et soudain en 1980… » (Persepolis 1, « Le foulard »). Désormais, c’est l’ère du repli sur soi et des dogmes idéologiques car l’ailleurs, c’est le danger double de la décadence et du capitalisme : « - Ainsi, tous les révolutionnaires d’hier devinrent les ennemis jurés de la république » (« Les moutons »).

 

A travers la série, Marjane va montrer comment l’enfermement gangrène peu à peu le pays et inscrit les comportements dans l’absurde. Après la chute du Chah, le second tome restitue une nouvelle étape historique : l’entrée en guerre contre l’Irak, dont les contours sont flous. Tout se passe comme si les excès du régime des Mollahs masquaient une guerre interne au pays : la grande guerre cachant la petite guerre. Dans l’épisode des « F-14 » (Persepolis 2), Marji est tentée par l’option nationaliste, contre « l’invasion arabe » irakienne. C’est son père qui modère la doxa ambiante : il n’a pas l’intention de s’enrôler dans la guerre et pour lui, l’invasion islamique vient de l’intérieur et non de l’extérieur : « - C’est terrible ! Mon père est un défaitiste. Aucun sentiment national… », regrette Marji. Ainsi la narration dissémine les changements du nouveau régime : l’hymne perse est banni, Marjane n’apparaît plus sans foulard...Si la figure d’enfance convoque d’emblée l’abyme mémoriel, c’est aussi une figure de contrepoint  et de distance, qui permet de manipuler les points de vue. En effet qui parle ? Marjane Satrapi adulte écrivant, ou Marji, l’enfant souvenue ? Dans Persepolis, le temps de l’enfance est un temps mort, effondré sous le poids de l’Histoire. C’est pourtant l’enfant qui est à l’origine du récit ; Persepolis raconte l’éveil au monde, l’initiation particulière dans un pays en guerre, et Marjane en Candide iranien, dont les questions sur le monde dynamisent l’écriture. Deux rôles clés composent la structure du récit : la sphère publique (l’école, l’université, la doxa religieuse) et la sphère privée (la famille et les proches de Marjane). Dans « Moscou » (Persepolis 1),  l’oncle Anouche livre la clé des récits d’adulte, comme acte de transmission où Marji est le véritable relais de la parole. C’est un pacte mémoriel qui scelle l’écriture de Persepolis. Le souvenir contamine l’imaginaire et les rêves et constitue une sensibilité, une vision du monde en acte, qui fonde le récit du roman familial au mythe personnel.


Ainsi, chaque séquence est construite comme un apologue ou une parabole – il s’agit de toucher immédiatement. Dans « Les héros » (Persepolis 1), on se confronte aux récits de torture de Mohsen, prisonnier communiste libéré à la chute du Chah : « – En taule on m’appelait l’homme aux sept vies. […] – Nos bourreaux étaient spécialement entraînés par la C.I .A. – Des scientifiques ! !! Ils connaissaient chaque partie du corps. Ils savaient frapper là où il fallait ! ». Ici Marjane apprend la nécessité du pardon ; le récit initiatique fonctionne systématiquement  comme un apologue à l’envers, qui détruit le monde d’enfance. Ainsi, petite, Marjane célèbre les fêtes zoroastriennes et converse régulièrement avec Dieu. Quand l’oncle Anouche est exécuté (Persepolis 1 « Moscou »), il lui livre un message d’espoir marxiste: «  - Mais tu verras ! Un jour, le prolétariat règnera ! ». Au même moment, le lien est rompu avec Dieu. Dans l’initiation, la voie dialectique de l’érudition est l’issue systématique à la crise : la découverte de la doctrine marxiste est fondamentale dans Persepolis. Comme le personnage de Quino, Mafalda, Marjane s’affirme au monde comme sujet socio-collectif entre révolte et cynisme, hors de tout dogme. L’apprentissage du monde se fait par déception.


 

La séquence centrale du tome 1 intitulée « Persepolis », résout l’énigme du titre. La grand-mère y raconte la dynastie du fils du Chah, Mohammad Reza. Figure ubuesque et mégalomane, il est croqué dans un dessin caricatural ; on croit voir Charlemagne dans un manteau d’hermine et chargé d’une couronne… la démesure, c’est ce qui le conduit à sa chute et c’est la connotation portée par le titre Persepolis : récit de la démesure en toute chose.


Chez Satrapi, le dessin élimine la surcharge, on est dans une veine minimaliste : encre noire et page blanche. La case saisit essentiellement des visages, des corps et des scènes symboliquement stylisés. Ainsi le visage rédupliqué du « barbu » stéréotype les « exécuteurs de la justice divine» ; figure diabolique aux expressions figées – comme les gravures des contes pour enfant. La cruauté stylisée est généralisée à l’ensemble de la série : on peut parler d’une case-sépulture, la vignette est saturée de visions macabres, de morts avec épitaphes, de scènes de torture. Ce sont les martyrs de la révolution, les victimes exemplaires ou sacrificielles du régime islamique, ou les victimes enrôlées dans la guerre contre l’Irak. L’image funèbre, renforcée par le choix du noir et blanc, indique aussi la constitution d’une mythologie iranienne du martyr. Dans Persepolis 4 d’ailleurs, l’iconographie du martyr est l’art dominant ; s’étalant sur les façades des immeubles de Téhéran. Dans cette vignette, le martyr est en fait mort d’un cancer : sa veuve s’en explique : « - C’est pas grave ! C’est un héros ! » répond la foule.


 Dans un climat funeste de fin du monde, c’est la vie même qui est prohibée : le pays gangrène de l’intérieur. Au fil des épisodes, les personnages perdent leur liberté : les parents se confinent très vite dans l’intimité de l’appartement, toute vie sociale est rendue impossible (« Le vin »). Posséder des disques ou des cartes à jouer, c’est s’exposer aux coups de fouet. Lors d’une fête, une mère abandonne son bébé aux bras de Marjane en entendant les sirènes des gardiens de la Révolution  : la censure s’opère dans la démesure.


Le second tome est le récit de l’absurde, Marjane tourne systématiquement en dérision les « innovations » du nouveau régime. Le récit introduit une nouvelle instance discursive ; les « barbus » monopolisent l’écran de télé : « - Les cheveux des femmes contiennent des rayons qui excitent les hommes. Les femmes doivent les cacher ! Si se dévoiler est une preuve de civilisation, alors les animaux sont plus civilisés que nous. » (Persepolis 2, « Le voyage »). Dans cet univers dogmatique, Marjane apprend vite la transgression et le mensonge. Sa personnalité fondamentalement subversive inquiète ses parents. Dans « Kim Wilde », Marjane frôle le châtiment des Gardiennes de la Révolution en s’affichant dans une tenue décadente : jean, chaussures Nike et badge « Mickael Jackson ».

 


 Pendant la guerre, l’école devient le lieu de rituels funèbres qui rendent gloire aux martyres de la guerre : l’école sépulcrale et sa dérive clownesque est l’objet d’une satire, du tragi-comique au grotesque : « […] A l’école, on nous mettait deux fois par jour en rang pour pleurer les victimes de la guerre. La direction de l’école passait des musiques tristes et nous, on se frappait sur la poitrine. » («  La Clef  », Persepolis 2). Les garçons, eux, sont enrôlés dans la guerre par les religieux qui leur remettent « la clé du paradis ». Satrapi décrit la dérive tragique où s’embourbe l’Iran pour légitimer l’autorité du régime. Pour Marjane, c’est la nausée, et la première cigarette : « Cette première cigarette me sortit définitivement de l’enfance. Maintenant j’étais grande. ». La séquence se clôt sur la figure sacrificielle de l’enfant soldat; et son double, Marjane à sa première boum punk.

 

La parabole clausulaire « La dot » scelle le destin de Marjane qui doit se poursuivre ailleurs. La dot, c’est ce que reversent les Gardiens de la révolution aux familles des vierges qu’on a, selon la loi,  mariées et dépucelées avant de les exécuter. La question désormais est « Comment ne pas mourir ? » : l’exil à Vienne est une nécessité.

 

 


      Mythe personnel et Sujet lyrique

 

 

Le tome 3 est le livre de l’exil et de la solitude. Marjane Satrapi poursuit son récit initiatique : c’est ici – pourtant loin de la guerre – que vont se dresser les épreuves les plus cruelles. C’est aussi ici, loin des autres, que commence à s’édifier le mythe personnel.

« La soupe », épisode liminaire au tome 3, évoque la soupe Knorr indigeste qu’avale Marjane. C’est la première rencontre de l’ailleurs culturel – tout aussi indigeste, qui marque l’entrée dans une triple souffrance : Marjane oscille entre nostalgie, solitude et culpabilité. A Vienne, c’est une déplacée : elle vit successivement dans une pension de bonnes sœurs, chez une amie de lycée, en collocation avec huit homosexuels, chez une matrone assez austère, et dans la rue. Du choc linguistique au choc culturel (« La pilule »), on retrouve les écueils des écritures migrantes. Elle manifeste contre la montée des nazismes en Autriche, sans pour autant comprendre cette position européocentriste ; restant désespérément au bord.

 Décentrée, Marjane traverse une crise identitaire : l’Iran est pour elle le fardeau funeste qui l’exclut des autres, mais aussi le drapeau salutaire qui attire le respect des autres (« Tyrol », « Les pâtes »). Le conflit se résout dans la marge : Marjane adopte très vite les us et coutumes d’une punk. Dans « Le légume », elle est au comble de sa métamorphose. Sa quête spéculaire est transgressive et négative ; Marjane consomme de la drogue, fréquente des amis au discours creux, et  ment systématiquement à ses parents : « - Si seulement ils savaient… S’ils savaient que leur fille se maquillait comme une punk, qu’elle fumait des pétards pour faire bonne impression, qu’elle avait vu des hommes en slip alors qu’eux se faisaient bombarder tous les jours, ils ne m’appelleraient plus leur enfant rêvée. ».

 « Et le soir en rentrant, je me suis souvenue de cette phrase que m’avait dite ma grand-mère : reste toujours digne et intègre à toi-même » (« Le légume »). C’est cette promesse souvenue, lien symbolique avec l’Iran, qui permet la réconciliation. Marjane chasse enfin ses démons identitaires. La visite de sa mère à Vienne (« Le cheval ») est fonction du décalage temporel de l’exil. La mère ne reconnaît pas la fille, leurs récits sont tronqués d’ellipses : pourtant dans une case, la bulle les isole du monde et du lecteur : ce qu’elles échangent est secrètement transcrit en caractères arabo-persiques, symbole irréductible du lien filial. 


Marjane entame ensuite une quête amoureuse. Dans « Cache-cache », le fiasco comique de sa première rencontre allège la douleur des premiers pas de l’exil. Conviée par Enrique à une fête anarchiste, sa révolte intestine se met en appétence. La fête en question consiste en fait en des jeux puérils : « Quelle déception… Mon enthousiasme fut vite remplacé par un sentiment de dégoût et de mépris profond. ». C’est pourtant l’heure du choix décisif : «  - Je me sentais prête à perdre mon innocence. Je ne voulais plus être une vierge effarouchée. Et tant pis si aucun iranien ne se marie jamais avec moi […] », mais rien ne se passe... L’anti-héroïne désespérément subversive est de nouveau sous le coup du sort : Enrique réalise qu’il est homosexuel. La quête de l’amour charnel aboutit finalement dans « Love Story » et « Croissant ». Elle fréquente régulièrement la communauté anarcho-hippie et entre dans une ère de grande décadence où les stupéfiants la sortent de l’ennui : « Peu à peu je ressemblais au portrait de Dorian Gray. Plus le temps passait, et plus j’étais marquée ».

Cette même rébellion décadente attire à elle Markus : mais leur union dérange et Marjane demeure l’étrangère aux yeux de la mère de Markus : « Laß uns in Ruhe ! ». Cette relation l’entraîne dans sa propre démesure : on est au cœur du mythe personnel et loin de l’épique iranien. Le couple occupe l’essentiel de son temps à fumer de l’herbe et Marjane devient vite le « dealer attitré » de son lycée. Pourtant, on revient systématiquement au roman familial, qui répare toujours les égarements du mythe personnel : c’est en se rappelant les voix des absents que Marjane évite la chute. Ses excès ont finalement raison de son histoire d’amour : Markus devient vite le « Crapuleux Markus ».


La clôture du tome 3 ferme la boucle des Enfances. L’initiation s’achève sur « Le foulard » : le tome 1 s’ouvrait déjà sur « Le foulard ». Huit ans plus tôt, le symbole du foulard signalait le passage entre deux époques, et surtout l’échec démocratique. Huit ans plus tôt, Marjane écrit son roman familial et s’émancipe comme sujet collectif. Puis la rupture de l’exil et le repli sur soi amènent l’héroïne dans la sphère intime du monologue intérieur. L’écriture de soi et ses errances érigent le mythe personnel : la structure initiatique se clôt naturellement par le retour au pays natal.

Accablée par le chagrin de sa rupture, Marjane chute : de punk à dealer, elle devient S.D.F. De cette époque, elle raconte ses trajets intérieurs, à l’image de ses incessants voyages en tramway. Elle constate qu’elle a survécu à la révolution, à la guerre, à l’exil, et que l’amour la terrasse. Le tome se clôt sur un échec, une impossibilité : le foulard s’impose comme une nécessité. Marjane n’est pas parvenue à résoudre ses contradictions : ce qu’elle était, ce qu’elle est devenue, et ce qu’elle aimerait devenir pour honorer sa filiation. Si les notions de devoir et de dignité la guident, ce sont les mêmes qui l’achèvent : « La honte d’être devenue une nihiliste médiocre ».


On peut dire de Persepolis qu’il s’agit d’une trilogie. Le tome 4 fonctionne comme un tomber de rideau ; césure avec le temps de la révolte et de l’initiation. Livre des décisions, il achève la voie des souvenirs et de l’identité et libère l’écriture pour de bon : Broderies (L’Association, 2003) et Poulet aux prunes (L’Association, 2004) en sont la preuve.

Dans « Le foulard » (Persepolis 3), Marjane noue le foulard de nouveau pour renouer avec l’Iran. Le tome 4 est comme un miroir du tome 2, avant l’exil à vienne. Rien n’a changé à Téhéran, si ce n’est que l’autorité des Mollahs s’est durcie.


 « Le retour » rappelle les efforts d’intégration à Vienne : Marjane bascule dans cet écueil des écritures migrantes, l’entre-deux. Elle vit le rapport aux iraniens, à l’espace ou aux mœurs comme une étrangeté, elle est figure de distance et d’écartèlement : « Il n’y avait pas que le voile auquel je devais me réhabituer, il y avait aussi tout le décorum : la présentation de martyrs par des fresques murales de vingt mètres de haut ornées de slogans les honorant, comme « le martyr est au cœur de l’histoire » […] surtout après quatre ans passés en Autriche où on voyait plutôt sur les murs  Meilleures saucisses à vingt schillings. […] J’avais l’impression de marcher dans un cimetière».

Les parents ne jouent plus le rôle de guide, car eux-mêmes sont lassés des états de siège permanents de Téhéran. Ainsi, depuis 1979, l’Histoire s’est accélérée si brutalement que les personnages ont fait le choix de sortir de l’Histoire :

 

  - Les gens ne savent plus pourquoi ils ont fait huit ans de guerre, pourquoi leurs enfants ont péri…L’Occident a vendu des armes aux deux camps et nous avons été assez bêtes pour rentrer dans ce jeu cynique… Huit ans de guerre pour rien ! Alors maintenant l’état donne des noms de martyrs aux rues pour flatter les familles des victimes. Ils trouvent peut-être ainsi un sens à toute cette absurdité. (« Le retour »)

 

 

La guerre et la répression ont fait des ravages : elle retrouve son ami d’enfance, de retour du front, gravement mutilé. Cette séquence est cruelle, mais pourtant sauvée du tragique par l’humour et l’histoire de l’homme parti au front. A cause d’une grenade, il a été « recollé morceau par morceau », et se marie. Lors de la nuit de noce, la mariée découvre avec effroi que son pénis a été « recollé » sur sa hanche gauche, tandis que l’homme assure « - Et ben, ce n’est pas grave ! Elle fonctionne quand même !  - Je ne veux rien voir ! On m’a trompée sur la marchandise ! ». Marjane conclut la séquence en justifiant le mélange des registres dans son écriture : « On ne peut s’apitoyer sur soi que quand nos malheurs sont encore soutenables…Une fois cette limite franchie, le seul moyen de supporter l’insupportable, c’est d’en rire. » (« La blague »).


A Téhéran, Marjane se perd puis se cherche, fume des cigarettes et entre en dépression nerveuse. Ainsi, à travers l’épopée Persepolis, Marjane endosse la palette des rôles marginaux : l’apatride, la droguée, le dealer, le S.D.F. et la dépressive. Dans « Le ski », elle multiplie les consultations chez le psy, ressassant les traumas portés dans les trois premiers tomes, dont la honte, la solitude et la culpabilité. Seuls ses cachets la tirent de sa détresse : « [Sans eux] je n’étais rien. J’étais une occidentale en Iran, une iranienne en Occident. Je n’avais aucune identité. Je ne voyais même plus pourquoi je vivais. ». Elle rejoue donc une scène de suicide vue au cinéma… et survit. Alors, comme dans « Le légume » (Persepolis 3), Marjane change de peau et se métamorphose en « femme dans le vent » pour devenir professeur d’aérobic. On peut parler de mythe épico-personnel, Marjane a l’étoffe du Garp de J. Irving, ou du Marcovaldo d’I. Calvino.

Femme fatale, elle rencontre puis épouse Reza. Ils entament ensemble des études d’arts ; ici s’unissent roman familial (national) et mythe personnel (épico-absurde). L’union du couple reste secrète : seuls les couples mariés sont autorisés à déambuler dans les rues – avec pour preuve une copie de l’acte de mariage ; pour les autres, ils seront fouettés. Une nouvelle fois, toute forme de vie se confine chez soi. Persepolis est à lire ainsi : le conflit du vertical (Dieu, la morale terroriste, le tabou) et de l’horizontal (le spontané, l’expérience, la vie). Transgression ou obéissance en sont les traits d’union. Pourtant la visée pamphlétaire est contre l’intégrisme, jamais contre la religion. Ainsi, Marjane réfute l’argumentaire du doyen de l’université, qui impose aux étudiantes d’éviter toute conduite indécente (« Le maquillage ») : 

 

 - Je pose la question : la religion défend-elle notre intégrité physique ou s’oppose-t-elle simplement à la mode ? […] Les frères ici présents mettent [parfois] des vêtements tellement serrés qu’on arrive même à voir leurs dessous. Comment se fait-il que moi, en tant que femme, je ne puisse rien éprouver en regardant ces messieurs moulés de partout […] ? 

 

Et, c’est en toute modération que l’imam l’invite à confectionner la tenue des étudiantes ; même si les élèves apprennent le nu en croquant une femme entièrement voilée… : « Nous apprîmes néanmoins à dessiner les drapés ». Désormais la résistance, c’est du marronnage, toute subversion doit être masquée. Marjane est arrêtée pour port de chaussettes rouges, montrer les racines de ses cheveux est un acte de rébellion : « Notre comportement public et notre comportement privé était aux antipodes. Cette disparité nous rendait schizophrènes. » (« Les chaussettes rouges »).

La trame intime est rattrapée par la grande Histoire et le début de la Guerre du Golfe : c’est le retour de la satire familiale – pourtant modérée - portée au monde et à l’Histoire :

 

  - Pourquoi vous rigolez ?

- On a vu à la télé des européens épouvantés par la guerre du Golfe, et on se disait qu’ils étaient certainement en manque de problèmes.

- Mais depuis quand vous vous fiez à nos médias ? Leur objectif consiste à faire de la propagande contre l’Occident

- Ne t’en fais pas maman ! Les médias occidentaux s’acharnent aussi contre nous. C’est de là que vient notre réputation d’intégristes et de terroristes !

- Tu as raison. Entre le fanatisme des uns et le mépris des autres, on ne sait que choisir […] mais je déteste tout autant le cynisme des alliés qui se nomment des « libérateurs » alors qu’ils sont là pour le pétrole. 

 

La position progressiste et éclairée des parents conduit Marjane vers une voie nouvelle. Ebi l’entraîne dans des cercles d’intellectuels. Si Marjane reste en marge, c’est en hauteur plutôt qu’en périphérie. Son mariage échoue, ses créations sont systématiquement censurées ; c’est le temps du départ pour les Arts Déco, et l’installation en France

 

[…] - Tu n’es pas faite pour vivre ici. Nous, les iraniens, nous sommes non seulement écrasés par le gouvernement mais aussi par le poids de nos traditions !

- Notre révolution nous a fait reculer de cinquante ans. Il faudra des générations avant que tout ceci évolue. Tu n’as qu’une vie. Tu as le devoir de bien la vivre. (« La fin », Persepolis 4)

 

S’instruire, c’est à la fois construire son jugement, mais aussi s’émanciper comme sujet-femme… et comme l’auteure qu’elle va devenir. En effet, à l’ouverture du tome 1, David B, auteur de B.D. qui a beaucoup influencé Satrapi, signe non pas une préface, mais une annexe historique qui situe l’Histoire perse depuis le Xè s. – démarche savante qu’on n’attend pas en B.D., qui inscrit Persepolis dans la veine de Joan Sfar, pour sa dimension didactique.

 

                                                                                                                                                                                                                           

 

 

N.D.A. Pour toutes les images, droits réservés à l’Association : Persepolis tome 1 à 4, Marjane Satrapi © L’Association, 2000 à 2003.

 

 

 

 

 

AVT2_Satrapi_8299.jpgNée en 1969 au bord de la Mer caspienne, en Iran, Marjane Satrapi est scénariste-dessinateur de langue française. Elle a étudié au Lycée Français de Téhéran et de Vienne, a fait les Beaux-Arts à Téhéran puis les Arts Déco en France. Elle fréquente ensuite le collectif L’Atelier des Vosges, où elle rencontre Joan Sfar, et surtout David B., qui la convainc de transposer son histoire en images. C’est la naissance de la série Persepolis (4 tomes, L'Association, de 2000 à 2003). En Janvier 2007, Marjane Satrapi fait la une de Télérama, car elle vient d’adapter sa B.D. au cinéma : le film sortira en Juin 2007.
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