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5 décembre 2007 3 05 /12 /décembre /2007 10:51

                                                               Alcool et dépendances


Afin de donner quelques éléments pour introduire au mieux le dossier, il faut revenir sur les liens que l’homme, et son double déformant le personnage, entretient avec l’idée de dépendance et se demander comment l’écrivain interprète ses rapports de dépendance. La dépendance est-elle aliénante ou bien se présente-t-elle comme une entreprise salvatrice ? La question est délicate vue l’ambiguïté de la notion dont les textes se font l’écho. Car la dépendance peut très bien s’apparenter à une forme de résistance visant à dépasser les limites communément admises et s’approprier les éléments propres à son contraire : l’indépendance. L’alcool, ainsi que toutes les autres formes de dépendance telles que le sexe et la drogue, créent une tension et mettent en débat la question du bien et du mal. Quelles sont les dépendances socialement admises ? Comment juger ou encore mesurer leurs excès lorsqu’il est surtout question pour ces dernières de compenser visiblement un manque ? La dépendance propose un mode de vie littéraire et ne trahit pas simplement une faiblesse mais se présente comme une résistance que la littérature tente de mettre en scène.

 

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5 décembre 2007 3 05 /12 /décembre /2007 10:40


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Le motif du bar : les métamorphoses d’un lieu, de l’abandon léthargique à l’extase rédemptrice

 

Par Virginie Brinker et Célia Sadai

 


Pelourinho[1]
, le roman du guinéen Tierno Monénembo raconte le parcours d’un personnage – double de l’auteur -  Escritore, qui se rend à Salvador da Bahia – la « petite Afrique » du Brésil - pour retrouver ses « cousins », descendants d’esclaves déportés d’Afrique. Innocencio, narrateur masculin du doublet narratorial Innocencio / Leda, va guider Escritore dans les rues escarpées du Pelourinho, le quartier historique de Salvador da Bahia. « O pelourinho » désigne en portugais « le mât de potence ». C’est là qu’on attachait les esclaves qui avaient survécu à la traversée, pour les vendre aux propriétaires de plantations. Comme un stigmate historique, la ville a donné le nom de « pelourinho » au quartier où s’est jouée la tragédie primordiale de l’Histoire du continent africain. Quand Monénembo intitule son roman Pelourinho, c’est pour revenir sur l’épisode historique qui a condamné le continent africain à l’épreuve de  l’altérité, mais aussi pour rendre hommage à la Diaspora que l’Afrique a essaimée.

 

 

Dans son roman Pelourinho, Tierno Monénembo déporte au Brésil la matrice narrative qui lui est chère depuis Un attiéké pour Elgass : la question de l’origine et de l’identité. Dans Pelourinho, l’origine se dissout et c’est la filiation qui s’y substitue : d’ailleurs les rets généalogiques confèrent au roman sa composition labyrinthique. Tout se passe comme si le motif de la quête de l’origine, désormais usé, conditionnait une écriture de l’informe, marquée du double sceau de la confusion des identités et de l’émiettement de la mémoire. S’il est question de la mémoire, c’est surtout à l’oubli que fait face Escritore. Ainsi la quête des origines se déporte vers la quête mémorielle et la révélation du lien immémoriale des Brésiliens aux Africains ébranle la communauté du Pelourinho. Communauté figée dans un quotidien à la fois ritualisé et erratique, le Pelourinho refuse tout principe d’ordre pour le règne de l’informe et du manque, un carnaval familier. Dans l’enclos du quartier, les corps semblent en putréfaction ; il n’y a pas de corps épique, et peu de corps parlants. Comme par compensation, chacun refuse une inscription immédiate au monde. L’alcool est alors le voile  nécessaire pour compenser les silences névrotiques de l’Histoire afro-brésilienne.

 

 

Deux métaphores en contrepoint : putréfaction et alcool

 

 

Parmi les réminiscences qui sont au cœur de son récit, Leda revient sur le « drame » du dépotoir. Petites, Lourdes et Leda se sont affrontées dans le purin du dépotoir de la favela Baixa de Cortume. Cette scène revêt une dimension symbolique importante. Dans Pelourinho, chacun décrit Leda comme un être hybride. Exu[2], son dieu protecteur, l’a faite bigarrée et métisse : « Elle a un grand amoureux la petite : ce vicelard d’Exu, le dieu de la perfidie, de l’ironie et des métamorphoses. »[3]. Ce mélange est l’allégorie du conflit identitaire auquel Leda est en proie. En effet, Leda souffre de deux traumatismes. Elle est d’abord à l’origine de la castration de son père, Zeze le minotier, qui a surpris sa mère, Madalena, avec son amant, Fernando. Zeze tue donc Fernando et menace Madalena qui le poignarde entre les jambes, mais c’est Leda qui souffle l’idée à sa mère et lui envoie le couteau « Prends le couteau, maman, prends-le[4] ». Leda va souffrir de cette culpabilité. La castration du père signale la rupture généalogique du lien du sang. Cette scène est à relier à celle du dépotoir quand Lourdes exhorte Leda à se souvenir de la castration du père, tandis que Leda refuse de le faire. On peut ainsi parler de « castration de la mémoire ». Leda souffre délibérément d’amnésie, c’est peut-être l’interprétation symbolique que l’on peut faire de sa cécité « La nuit est définitivement tombée (…) le grand voile noir a recouvert ma vue. » Devant l’insistance de Lourdes, Leda finira par étouffer celle-ci dans le purin. Cette scène est d’autant plus symbolique qu’elle convoque le motif de la gémellité, de l’aveu de Monénembo lui-même qui fait de l’extrait « le symbole de la dualité des faux-jumeaux, une guerre intestine[5] ». L’idée de gémellité associée à celle de paternité met en exergue le nœud des traumatismes de Leda : les liens de sang, eux-mêmes métonymiques du questionnement sur l’origine. Si la gémellité porte une potentialité destructrice, comment rassembler des liens filiaux plus lâches, comme les liens historico-légendaires qui existeraient entre Escritore et ses « cousins venus d’Afrique » ?

D’autant que dans la seconde partie du roman, on apprend que Leda a conquis le fiancé de Lourdes, un Anglais, Robby, entraînant le suicide de sa « fausse-jumelle », puis qu’elle a trompé Robby avec Guilherme dont elle aura un enfant reconnaissable à sa tête en « pain de sucre ». C’est pourquoi, elle se voit dans l’obligation d’abandonner l’enfant. Une nouvelle fois, Leda rompt les liens qui la rattachent à une lignée. Cet abandon est un autre traumatisme, cela est perceptible dans la vision[6] qu’elle relate au chapitre VIII : un homme et une femme, un feu de cheminée dans une maison anglaise, une conversation roulant sur le prénom de l’enfant attendu. Ici, Leda éprouve la difficulté à se reconnaître en tant que sujet de ses souvenirs. Elle évoque cette femme à la troisième personne, car elle ne parvient pas à identifier que c’est d’elle qu’il s’agit. Ce n’est que plus tard (chapitre XII) qu’elle parviendra à s’approprier le souvenir et en devenir le sujet. Leda est l’être de la périphrase, figure de style qui refuse toute nomination franche de l’événement traumatisant, comme pour mieux révéler l’intensité du traumatisme « ce qui s’est passé au dépotoir[7] » ; « ce fou monsieur d’Angleterre[8] » - on se rappelle de la désignation euphémisante du génocide rwandais dans L’Aîné des Orphelins, par l’expression « les avènements ».

 

Lieu de l’informe par excellence, le dépotoir est donc le lieu de la douleur de la mémoire, et partant de l’amnésie volontaire. Le dépotoir est donc la métaphore spatiale qui traduit l’errance identitaire des habitants du Pelourinho, a priori destinés à un abandon de soi léthargique – torpeur dont les sortira l’intrusion inquiétante d’Escritore. En contrepoint, le lieu du bar, d’abord lieu d’une parole corrompue par les vapeurs d’alcool qui participe de l’acte d’amnésie, se métamorphose à l’arrivée d’Escritore, personnage d’essence mi-historique, mi-légendaire.


Le bar comme lieu dramatique de  la quête mémorielle : boire pour se souvenir ? ou le  goût de la subversion et du carnavalesque

 

 

En regard du dépotoir où la mémoire est avortée, le « barzinho do Preto Velho » (« le troquet du Vieux Noir ») se présente au contraire comme le lieu dramatique de la quête mémorielle d’Escritore / l’Africano[9] comme le nomme Leda. Là où Leda faisait tout pour oublier - comme en témoigne la scène du dépotoir - Escritore, lui, veut se souvenir, et veut que les autres se souviennent. Ainsi, la trame de la filiation avec ses « cousins » dont l’ancêtre serait le grand chef guerrier de l’Afrique précoloniale « Ndindi-Grand-Orage », serait un prétexte-alibi, la justification légendaire du discours historique rationnel. C’est ce qui prouve l’Histoire.

L’intrusion d’Escritore au sein de la communauté du Pelourinho est condition de la métamorphose du lieu du bar. Double en contrepoint de Samuel ou Juanidir, les faux prophètes harangueurs, Escritore bouscule la communauté au nom de la parole historique, comme le rappelle la prosopopée d’Innocencio : « Vous, rejetons du Pelourinho, lequel d’entre vous se souvient encore de l’année dernière ? Et même de ce qu’il a fait hier ? Vous étiez tellement soûls que vous ne saviez plus votre nom. Escritore, tu as bien fait de venir. Ramone-leur la mémoire, même si cela ne leur plaît pas[10]. ». L’amnésie qui frappe les habitants les condamne à la léthargie, comme s’ils opéraient une sortie du temps historique pour un temps mystique, rituel, où chacun reproduit ses gestes à l’identique, et profère une parole saturée de conjurations, d’incantations, de prières et de précautions oratoires… la parole des croyants, et non l’épopée d’acteurs historiques, à l’image de Leda : « Je suis incapable de dire l’âge que j’a, même si j’observe la transformation de mes seins […] combien d’années, combien de festins et de deuils se sont-ils écoulés à mon insu ? »[11]. Ainsi, renouer avec le discours historique, c’est une forme de retour à la vie – ou à l’épique – avec Escritore dans le rôle du Saint-Sauveur… « o Sao Salvador da Bahia ». Escritore est donc une sorte d’anthropomorphisme, à mi-chemin entre la mystique chrétienne et vaudoue, et l’allégorie de la Cité historique de Salvador da Bahia[12].

 

 Pourtant, entre Salut et guérison, la fin justifie les moyens. C’est en effet dans le lieu décadent du Barzinho qu’Escritore scelle le pacte qui le lie à Innocencio, le Picaro. Escritore lui remplira la panse et lui abreuvera le gosier ; en échange Innocencio le guidera dans Bahia la tentaculaire, pour rechercher ses « cousins venus d’Afrique ». C’est ici aussi qu’Escritore déroule le récit des origines : la légende de Ndindi-Grand-Orage qui rappelle à elle seule tout un pan de l’Histoire de l’esclavage. Ces récits convoquent la passerelle de l’esclavage, tragédie refoulée par l’ensemble de la communauté, qui agite la quiétude du Pelourinho. Les moments passés au bar de Preto Velho sont à la fois des moments de débauche et de purge émotionnelle. C’est sous un voile éthéré – comme une mise au défi du religieux, et une confiance absolue dans les hommes – qu’a lieu la Révélation. 

  

Ainsi, comme l’estrade d’un tribun, le bar de Preto Velho est le point focal du Pelourinho, et se métamorphose à la venue d’Escritore. La réunion dès lors du prosaïque (les marginaux, errants et alcooliques qui fréquentent le Bar) et du Salut sublime (la Révélation qui s’y joue) évoque le carnavalesque – régime où s’inscrivent plusieurs récits de Tierno Monénembo. 
Pour l'auteur guinéen exilé (consulter le dossier de La Plume francophone sur Tierno Monénembo : http://la-plume-francophone.over-blog.com/categorie-10192207.html ), en effet "l'exil est aussi une sorte de ré-création, de relâchement"[13]. Cette prédilection pour "la terre, le ventre ou le derrière", pour reprendre les termes de M. Bakhtine[14] sur l'esthétique carnavalesque (prédilection pour le sexe, le sang, les excréments, les détritus), a donc quelque chose à voir avec l'"épargne freudienne" de sentiment. Le carnavalesque naît là où l'angoisse devient lourde et pesante, et les deux lieux carnavalesques déjà évoqués, entretiennent un lien étroit avec le motif angoissant de l'origine. On comprend donc que l'alcool - et a fortiori la convocation du carnavalesque, fonctionnent comme les remparts nécessaires au "Moi effarouché" pour affronter le Monde - et la douleur de l'origine.
Ainsi, l’aire de jeu du Saint-Sauveur, est une vieille chaise de jacaranda plantée au Barzinho, « entre la marche crevassée des chiottes »[15] » et le fourmillement du Largo do Carmo… comme un observatoire des trivialités du quotidien. Le bar permettrait donc d’exprimer l’angoisse de l’origine en libérant les pulsions, ce que révèlent les éléments informes et carnavalesques qui font le sel de l’œuvre. C’est donc peut-être grâce à ce motif que l’œuvre parvient à naître : c’est la torpeur de l’alcool et l’informe carnavalesque qui conditionnent la libération cathartique. Ce n’est donc que dans ce décor qu’a lieu la purge émotionnelle de la Révélation des origines : pour éviter le vertige, il faut un rempart. Boire c’est dire alors « je suis prêt à me souvenir »… La dépendance à l’alcool, c’est désirer la vérité ?

Du bar à palabres à l’autel rédempteur
 
 
Dire la vérité, c’est en tout cas « rafistoler la mémoire », la mission qu’Escritore prend en charge à son arrivée au Pelourinho. Le calepin et le crayon à la main, l’écrivain africain mis en abyme agit comme un double programmatique de Monénembo :
 
« Mon intention est de piocher dans les rebuts. […] je suis venu animé d’une vocation : emboîter le pas aux anciens, rafistoler la mémoire. Je vais faire œuvre de moissonneur : ramasser les éclats, les bouts de ficelle, les bricoler et imbriquer le tout. Je veux rabibocher le présent et l’autrefois, amadouer la mer. […] Voici ce que me dit mon cœur : reprendre l’aventure, la secouer comme une peau, recueillir sur la même ligne la poussière et l’or, le récit et la légende. L’ironie, ave l’histoire, c’est qu’on a tendance à la circonscrire, elle qui se déroule comme les maillons de la chaîne qui ligote l’arpenteur. Je crois aux aléas, à l’âpre filiation des êtres, celle qui vient du martyre, du dédain ou de l’infortune. L’indien, nous ne l’avons pas choisi. Il est arrivé dans nos pénates comme un frère utérin, envié et prématuré. Il en est de même pour le Juif, le mendiant et le coolie d’Inde. »[16]
 
 
La mémoire est un acte de réunion, et elle travaille à la métamorphose du Pelourinho. Ainsi l’acte de parole mémoriel est un acte de Ré-union et un moment de Révélation à la fois : 
« Il est vrai que tu ne voyais ta propre personne que comme un maillon d’une longue chaîne généalogique. A t’entendre, tu n’étais pas un être de chair et de frissons, mais quelque principe sorti de l’esclavage, de lointaines guerres perdues et de ce village au nom imprononçable qui, selon toi, coiffe sur le poteau l’Eden et le Rédempteur au rayon des grands prodiges. »[17]
 
Le projet d’Escritore, c’est de compenser les silences de l’Histoire – mais le Pelourinho l’accueille surtout comme un passeur de doutes qui ébranle les superstitions et les croyances que s’est forgé la communauté pour conjurer ses peurs collectives :
 
« Certains affirment que c’est ta faute si tout s’en va cul par-dessus tête, d’autres prétendent que non. Mais beaucoup s’accordent à dire que, s’il fallait t’imaginer autrement que sur deux pieds, tu serais l’oxé de Xango, le dieu fou qui vous culbute sous son souffle en étant persuadé que c’est pour vous faire du bien. Tu les auras décoiffés eux aussi, avec tes histoires de négriers, et ta sacrée impatience. »
 
A la mort d’Escritore, avant le début du récit, les doutes ne se sont pas estompés. Innocencio, personnage mal-nommé qui tient du picaro, vil guide touristique engendré par les nécessités de Bahia la monstrueuse, emprunte la voie de la Rédemption et prend en charge le projet inachevé d’Escritore – comme le signe d’une filiation assumée. C’est la métamorphose du picaro sans appartenance ni devoir, en Innocent accablé par la responsabilité et la culpabilité : dans le jeu des substitutions généalogiques, l’Innocence prend la place de l’Ecrivain…
C’est en effet sur la même chaise noire en bois de jacaranda « de la couleur des péchés dont [l’âme] se [soulage] par le repentir. »[18], qu’Innocencio (L’Innocence) fait la chronique des habitants du Pelourinho, et dresse l’oraison funèbre d’Escritore. Le barzinho de Preto Velho devient alors à la fois lieu mémoriel et lieu cultuel. En guise de tamarinier centenaire, et puisque les flamboyants de la Praça da Sé ont été abattu, le bar de Preto Velho est le lieu d’origine et de destination de la parole.
Dès lors, la ritualisation propre à la tradition orale se trouve substituée par une parole en déclin, qui a perdu son auditoire. Troublé par l’assassinat d’Escritore et par une posture léthargique, le Pelourinho n’écoute plus les histoires. C’est donc au bar, et frappé de solitude, qu’Innocencio déploie son récit – ou le livre qu’Escritore n’aura jamais écrit. Si la mémoire travaille comme acte, c’est comme acte rédempteur avant tout. Innocencio porte en effet la culpabilité de l’assassinat d’Escritore, et le temps du récit est un temps arrêté par le poids de la faute, et le figement d’une parole commémorative.
La confession expiatoire, c’est aussi celle des peuples amnésiques, les peuples qui enfantent des sociétés monstrueuses car ils ont tourné le dos aux figures tutélaires. C’est le même châtiment qui s’abat sur les fauteurs des romans de Monénembo. Il n’y a que la mémoire pour conjurer la malédiction. Et l’acte de mémoire sera forcément sacrificiel, à l’image du livre d’Escritore : « Ce sera un livre de chair et de moëlle. Ce sera moi accompli, remembré. Je le vois comme un agneau à immoler en l’honneur des absents. Chez nous, la fête est triste si la tribu n’est pas au complet »[19]. Pour rendre la mémoire au Pelourinho, c’est Escritore qui sera immolé, sur l’autel du barzinho de Preto Velho.


 

[1] Tierno Monénembo, Pelourinho, Paris, éd. du Seuil, 1995.

[2] Exu est une orixa (ou divinité) du candomblé brésilien. Le candomblé est une sorte de vaudou, syncrétisme entre la religion chrétienne imposée par les maîtres, et l’héritage de pratiques animistes africaines (Togo, Bénin…). Dans le candomblé, Exu est le Dieu de la ruse et de la perfidie. Il est représenté par un corps à deux têtes, car on ne peut jamais cerner l’identité de celui qui est sous le patronage d’Exu.

[3] Pelourinho, op.cit., p.128.

[4] Ibid., p. 98.

[5] Entretien de l’auteur  avec Patricia-Pia Célérier 

[6] Entre la Sibille et Cassandre, Leda est un personnage romanesque soumis aux influences mystiques brésiliennes, comme aux références mythologiques de T. Monénembo. Devenue aveugle à la suite d’une agression, Leda devient brodeuse et vit recluse dans une chambre. L’essentiel de son récit reconstitue sa biographie, rompue d’étranges visions venues surtout d’un passé ancestral – l’esclavage.

[7] Pelourinho, op.cit., p.75.

[8] Ibid., p. 41.

[9] Escritore est effectivement un personnage placé sous l’auspice du Double, comme Leda. Nommé « Escritore » dès le premier chapitre par Innocencio, il est introduit dans le récit de Leda sous le nom d’ « Africano » ou encore de « Prince du Dahomey ». 
[10] Pelourinho, op. cit.., p. 63.
[11] Ibid., p.165.
[12] A propos de  Salvador da Bahia, nous vous recommandons la lecture du roman de Jorge AMADO, Bahia de tous les saints, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1981.
[13]Entretien avec Patricia-Pia Célérier.
[14]Mikhaïl Bakhtine, L'Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Gallimard, coll. "Tel", 1994.
[15] Pelourinho, op. cit., p. 71.
[16] Ibid., p. 150.
[17]Ibid., p. 148.
[18] Ibid., p. 13.
[19] Ibid., p.154.
 
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2 décembre 2007 7 02 /12 /décembre /2007 14:25

Analyse

 

Paradoxe de la dépendance comme in-der-welt-sein[1]

Par Sandrine Meslet

 

 

[…] c’est la faiblesse qui est riche. A un moment donné, la force lasse[2].

 

 

Marcel Moreau publie en 1971 Julie ou la dissolution, roman considéré par la critique comme un effort de sobriété et de concision de la part du romancier belge. L’ancrage spatio-temporel n’est pas précisé, aucune date ni aucun lieu n’est indiqué, le récit navigue entre l’univers d’une vie de bureau et celui du rêve. La rencontre entre le personnage de Julie et celui de Hasch est à l’origine d’une révélation, Hasch, modeste correcteur à la revue Toutes-Sciences, découvre au contact de Julie, nouvelle et mystérieuse collègue, une autre dimension de l’existence. Cette dernière va transformer l’espace du bureau en y abolissant tout tabou et en y instaurant de nouvelles règles. L’inversion des valeurs donne lieu à l’apparition d’un rite initiatique célébré par un étrange carnaval emprunt de violence et de démesure. Le changement de focalisation, qui intervient au milieu du récit et qui fait passer le personnage de Hasch du statut de narrateur à celui de personnage, permet au lecteur de sortir de l’espace intérieur pour atteindre une vision plus globale de cette « parade magique ». Marcel Moreau a obtenu le Prix Charles Plisnier pour ce roman.

 

 

L’attente du vertige : Julie ou la métaphore de la dépendance

 

Hasch apparaît comme un personnage complexe en quête du sentiment même d’existence et que la liquéfaction guette. Le récit s’ouvre sur l’attente d’un événement au bord d’une route, l’attente d’un accident. Celle-ci, avant de se solder par une rencontre, est un indice du trouble du protagoniste « L’accident n’a pas eu lieu et j’ai eu la nausée[3]. » Peu importe au personnage l’événement en soi, c’est sa réalité et son apparition dans le vide de l’existence qui est ici sollicité. La rencontre avec Julie est la matérialisation de cette attente, elle surgit insaisissable, silencieuse et majestueuse, déjà prêtresse, sur le lieu professionnel de Hasch et bouleverse un quotidien empli d’ennui. La saison estivale est marquée par la chaleur qui règne dans le bureau, distillant une ambiance propice à la déviance ; les corps enfermés dans le bureau-bocal cherchent une échappatoire :

 

J’ai dû m’accrocher à la table tant je me sentais comme frappé, déplacé par un vent malsain[4].

 

Même le lieu n’est pas épargné par la présence de la nouvelle venue, son irradiante beauté annonce en creux la transfiguration du bureau qui interviendra à la fin du texte : 

 

La beauté de Julie s’est installée tout de suite aux quatre coins de la pièce, devenue silencieuse et inutile[5].

 

La dépendance est envisagée comme salvatrice dans le roman dans la mesure où elle détourne l’homme de ce quotidien qui l’inhibe. Le personnage de Julie se présente ainsi comme une allégorie de la dépendance en déversant sur le texte alcool, sexe ou drogue. Ces trois éléments permettent au rite final de s’accomplir et ouvrent le passage de l’état de transe au nirvana. Mais c’est l’alcool qui, dans un premier temps, ouvre la voie en libérant les corps et les esprits de toute mesure :

 

Le bistrot s’est ouvert tout grand devant moi ; j’ai bu jusqu’à m’en étrangler. La lumière m’est entrée dans les yeux, mais comme une fofolle[6].

 

La figure du crinoïde est recatégorisée de la discipline scientifique vers l’univers rituel, Julie s’en approprie l’identité biologique afin de la plier à son rite et d’en faire le symbole de son pouvoir sur l’assemblée. Le crinoïde envahit les murs du bureau et transforme progressivement le bureau en lieu de culte. La science, toile de fond idéale sur laquelle vient se greffer ce rite carnavalesque d’inversion des valeurs, est entièrement détournée par l’écriture littéraire. Moreau ne choisit cependant pas d’annuler le monde scientifique au profit du monde onirique, il n’y a pas à proprement parler de condamnation de la science, mais plus exactement un réinvestissement de la science par le biais de l’absurde. L’entreprise de sape de Julie ne réduit pas la science à des formes obscènes mais la canalise dans l’absurde et prête conscience au concept des crinoïdes « ils semblaient annoncer une libération[7] ».

 



Vertigo
, un consentement à la menace ?
 

 

D’emblée, Julie instaure une primauté du sensoriel sur l’intellect, elle demande implicitement aux collègues du bureau, dont Hasch fait partie, de renoncer à leur réflexion et d’abjurer leur libre-arbitre. La naissance de la furia vient compenser le don du libre-arbitre et crée un espace propice à la démesure. Rose, compagne agonisante de Hasch, devient alors un objet de revanche et de transgression «  Je voulais entrer avec fureur dans la chair malade[8]. » La menace exercée par Julie sur Hasch, est reproduite sur Rose par Hasch en quête d’un exutoire et ne pouvant s’empêcher de reproduire le motif :

 

Je vivais des secondes lourdes sensuelles, qui roulaient dans ma gorge. Lorsqu’elles éclateraient, je serai comme anéanti : jamais menace ne fut plus voluptueuse[9].

 

L’infantilisation de Hasch, sous l’effet de la menace, est à l’origine d’une régression rédemptrice « Pourtant, c’est grâce à ce vin que je suis entré comme un enfant dans l’ordre… de la fascination[10]. » Le vin par le biais du renversement des valeurs fait repasser l’homme dans le monde de l’enfance, de cette réappropriation du statut d’enfant dépend l’adhésion à la fascination.  

Julie n’offre pas de limites mais propose de les dépasser, elle ouvre un univers des possibles ; un seul mot d’ordre, sortir de l’ennui. Cette sortie de l’univers quotidien passe par l’acceptation de l’aventure, de l’inattendu, de la surprise :

 

Ce que j’entrevoyais brusquement, à travers Julie, c’était le champ immense de l’aventure : les paroles inouïes, les actes inattendus, les départs, les vertiges, les grands affolements liquides, l’Orgie, l’Obscène Acrobatie[11].

 

Le pouvoir de Julie s’appuie sur l’hypnose pour asseoir sa domination, le regard transmet une vérité et fascine l’assemblée des initiés, et plus particulièrement Hasch, en agissant sur leur mémoire :  

 

Les grands yeux de Julie plantés dans les siens, et en lui l’abolition du moi ; un dégoût prononcé pour le travail, des gestes incohérents, de bête prise au piège, tendant à l’immobilité. Il oubliait jusqu’à sa propre histoire[12].

 

La phrase se plie au jeu vertigineux de l’addition et accumule les syntagmes nominaux qui viennent préciser la puissance du renoncement de Hasch, tout ce qui fait son univers se trouve sacrifié au nom de Julie. Il résume d’ailleurs son existence comme une « vie de chien » de laquelle il doit sortir.  

 

 

L’anéantissement : ultime étape de la dissolution

 

Le sacré et l’absurde se côtoient pour créer une nouvelle humanité, qui couronne les modestes en les faisant parvenir jusqu’aux instances du pouvoir. La transgression est déjà présente en Hasch mais il a besoin de Julie pour l’épanouir et la rendre incontestable, débarrassé de la longue agonie de Rose il peut enfin offrir ses services :

 

J’ai toujours rêvé, moi, d’être un sorcier, un type qui ferait n’importe quoi de n’importe qui, un ange virtuose et laid qui passerait sa vie à envoûter, à subjuguer, à éblouir son salaud de prochain, son frère[13].

 

La dernière étape de la fascination passe donc par l’adhésion totale au rite, à la cérémonie absurde à laquelle Julie convie les membres du bureau. Les personnages incarnant la domination, comme le directeur Vachet, ou encore la malveillance, comme les secrétaires du bureau voisin, sont immolés sur le bureau transformé symboliquement en autel de sacrifice. Le motif de la sexualité confère à l’onirisme du passage une ambiguïté, l’orgie inverse les rapports entre humains et impose une nouvelle hiérarchie des valeurs. La prise de pouvoir passe par l’acquisition d’une sexualité détachée de tout tabou. La perversion sexuelle se combine à la violence et atteint son paroxysme par le sentiment d’anéantissement qui guette le personnage de Hasch « Il en devenait beau, mais d’une beauté traquée par le temps : celle des grands dissolus[14] ».

 

Le lieu du livre devient celui de la transition mais aussi du renversement, un absurde vient se substituer à un absurde moins visible ancré dans un quotidien. Le texte de Marcel Moreau célèbre la dépendance de l’être humain à la malveillance comme à la bienveillance, les deux notions semblant se combiner pour offrir un spectacle paradoxal

 

La dissolution générale et sa dissolution personnelle lui conféraient paradoxalement une sorte de maîtrise dans le désordre[15].

 

Ainsi, le personnage de Hasch cherche dans la dissolution l’alliance des contraires, du vice et de la pureté, de la rédemption et de la condamnation et s’offre le vertige de l’anéantissement pour prendre la mesure de son existence « Demeure l’acceptation, le goût infiniment impur et purifiant d’être anéanti[16]. »

 



[1] Nous empruntons ce concept au philosophe allemand Heidegger afin de préciser le lien qui unit l’homme au monde et d’où découlent les concepts de vie et d’existence.

[2] MOREAU Marcel, Julie ou la dissolution, Bruxelles, passé présent, 1984, p.49

[3] ibid. p.11

[4] ibid.  p.18

[5] ibid.  p.22

[6] ibid. p.26-27

[7] ibid. p.107

[8] ibid. p.30

[9] ibid. p.59

[10] ibid. p.63

[11] ibid. p.72

[12] ibid. p.93

[13] ibid. p.104

[14] ibid. p.123

[15] ibid. p.139

[16] ibid. p.127

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