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9 mars 2008 7 09 /03 /mars /2008 10:29

Sexualité en temps de guerre : le charnier et le lit

Par Célia Sadai

 

Cette quinzaine, l’équipe de la Plume francophone s’intéresse aux textes francophones qui racontent la sexualité en temps de guerre. Ces textes, sur lesquels se sont penchés Lama Serhan et Ali Chibani, mettent le lecteur à l’épreuve en convoquant le couple-limite d’Eros et de Thanatos. Ainsi, nous allons voir que dans le champ littéraire, sexualité et guerre agissent comme deux images productives, dont la charge symbolique questionne – et c’est la notre intérêt – la diversité des situations d’écriture francophone ; des espaces « nationaux » aux  pratiques culturelles. C’est en cela que le doublet thématique sexualité/guerre, prend sens et renouvelle nos prémisses analytiques : doit-on décrire les lettres francophones comme une situation ?

Jalons pour une analyse

Dans son acception globale, la « guerre » définit tout conflit avec le « prince étranger ». Elle s’inscrit donc dans la dialectique millénaire de l’hospes et de l’hostis, du compatriote et de l’ennemi. Dès lors, la « guerre » implique pour postulats de départ les notions d’altérité, mais aussi de défense/construction d’un espace national. Dans les lettres francophones tout semble s’inscrire a contrario de ces deux postulats. Prenons à titre d’exemple l’épisode historique du génocide rwandais (1994). Le conflit qui a opposé Hutus et Tutsis (voir l’article d’Ali Chibani, infra) n’a pas eu pour enjeu la défense, mais la destruction d’un ersatz d’Etat-Nation. Dans les nations de l’espace francophone, pour la plupart anciennement assujetties à l’Empire français, la guerre est nécessairement transhistorique et transnationale et s’inscrit dans un système dont les structures idéologiques persistent dans la période postcoloniale.

Ainsi, des campagnes napoléoniennes aux guerres indépendantistes africaines, le paradigme de la guerre se décline ad infine dans les Lettres francophones. Notre dossier révèle donc un discours global et latent sur l’Histoire des opprimés. Des lors, la sexualité apparaît comme l’événement particulier d’une situation conflictuelle existentielle. Dire la guerre c’est dire l’Histoire, et dire la sexualité en temps de guerre, c’est annuler les hiérarchies de la mémoire et d’un discours séculaire : c’est intégrer les résidus de l’Histoire a une vision globalisante de l’Histoire des hommes. C’est donc signaler l’intrusion des « opprimés », « mineurs » et autres « ex-colonisés » dans la marche historique des hommes « libres ».

Et le sexe dans tout ca?

Convoquer guerre et sexualité dans les lettres, c’est d’abord offrir à l’écriture une matière romanesque productive ; du récit de guerre épico-historique a l’histoire d’amour sentimentale. Au creux d’une dialectique du global et du dérisoire, la petite histoire intime fait intrusion dans le temps de la guerre, en quête d’un supplément de vie. La guerre, comme temps transitoire entre chaos et coupure, confère au monde l’ordre binaire d’un champ de bataille. Pour les hommes, c’est une configuration qui favorise la naissance du sentiment amoureux – lequel réintroduit la forme primordiale et arbitraire du désir.

On peut retenir de l’article de Lama Serhan (V. supra) les notions de « passion, de folie, de fuite et de transgression ». L’acte comme le sentiment amoureux, en situation de guerre, portent en eux un épique qui abreuve l’inspiration littéraire, et poussent les corps dans une « démesure » sensuelle qui les détruit, Eros en proie a Thanatos. Quand la guerre empêche le sentiment, l’acte sexuel résiste, et désunit les hommes dans une union immédiate et vaine.

En temps de guerre, la femme n’est donc pas toujours l’objet d’une élévation sublime toute aragonienne – la maison close ou la pin-up glamour sont les indices d’une féminité exploitée par une iconographie coquine, marchande de désirs. Saisir la guerre comme un moment-limite rappelle l’enclos spatio-temporel du champ de bataille. C’est de la que naissent ses nécessités et ses contradictions : corps jouissant et corps mort... le charnier et le lit.

Le charnier et le lit

Quand le récit littéraire raconte le charnier et le lit, il entache la gloire de l’Histoire monumentale. Par analvanogie, il met aussi en scène le couple antérieur a tout système de guerre : celui du maître et du dominé. C’est ce que raconte l’ivoirien Koffi Kwahulé dans la parabole théâtrale Jaz (1998). Jaz, c’est le corps féminin humilie – violée dans une sanisette par l’Inquisiteur. Jaz est aussi une métaphore continentale qui rappelle l’intrusion  coloniale en Afrique, sous l’image de la pénétration par le viol. La femme comme l'étranger sont perçus comme des espaces à conquérir et à dominer. Dans l’économie du regard du héros-soldat, le viol de la femme est l’achèvement d’une régression bestiale et pulsionnelle, nécessaire pour conjurer ses peurs et ses doutes. Le corps violé et humilié est des lors un trophée de guerre.

Métaphorique ou incarnée,  la femme alimente le mythe du guerrier, et sa présence est nécessaire à l’édification d’une logique alternative propre à l’état de guerre. C’est ce qu’expose très justement Ali Chibani dans son article (supra) : « [La violence sexuelle] vise moins la satisfaction d’une pulsion par tous les moyens, même les plus criminels, que la destruction de la (future) femme comme lieu de vie et élément essentiel de la cohésion sociale. ».

Le pouvoir de donner la mort y est analogique au pouvoir sexuel et confère au monde un ordre phallique et patriarcal – détruisant la présence castratrice de la femme. La sexualité est donc partie prenante d’une logique de guerre dont la condition est la programmation de l’homme par une régression à ses instincts primaires. C’est aussi la que gît le « tragique de guerre », ou la question du choix, du geste d’agir, posée par Malraux dans La condition humaine.

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2 mars 2008 7 02 /03 /mars /2008 03:22

 

                                                                                                                                                                              Analyse

« Et la voix de Fairouz qui nous faisait oublier la guerre »[1]
Par Lama Serhan

                                                                           
« La guerre crée un état de non-droit, elle régularise la mort, normalise la barbarie, entretient la peur et les fantasmagories, ravive les vieux démons, ébranle la morale et l’humanisme »[1]

 
undefinedLa vision que nous possédons de la guerre est portée par un déferlement télévisuel. Les images rapportées sont souvent celles de bombes, d’immeubles éventrés, de femmes en pleurs, de corps démembrés. Si la parole est donnée aux témoins, le récit sera celui de la fuite, du bruit des avions dans le ciel, de la douleur face à la perte.
Nous possédons rarement des images du quotidien. Elles sont alors la vision de journalistes allant sur un terrain regarder un laps de temps déterminé ce que des hommes et des femmes traversent sur les champs de bataille. Et pourtant comment vit-on dans un pays en guerre ? Quelles dimensions prennent le corps et plus précisément l’intimité ? Il y a contrairement à ce que l’on croit une euphorie sexuelle et un appétit des sens, « des gens, là-bas, font l’amour. Obstinément. »[3] Néanmoins cet engouement prend les mêmes traits que la douleur ambiante. On ne peut faire l’amour sereinement quand notre vie est menacée. On le fait avec passion, acharnement, dans la folie de la mort. Petite mort. Violence des corps, fuite de la réalité, jeu avec la vie.
Darina Al Joundi présenta l’été dernier à Avignon Le jour où Nina Simone cessa de chanter. Coup de poing que celui que cette femme en rouge asséna à son public. Elle commence par la mort de son père, déroule les fils de son histoire, crie les contours impensables de ses différentes morts et finit dans l’exil, incontournable arrivée. Qualifiée de Révélation du festival 2007, ce texte est alors publié sous forme de récit par Actes Sud avec l’aide de Mohamed Kacimi.
Il y a évidemment l’histoire de la guerre du Liban, du Beyrouth des intellectuels à celui envahi en 1982, des nuits beyrouthines où la drogue se confondait avec l’alcool, aux caves insalubres, refuge surréaliste aux bombes. Nous ne plongerons pas notre analyse dans ces considérations même si celles-ci s’avèrent précieuses comme tout texte de témoignage. On peut lire le texte de Darina Al Joundi et y apprendre l’histoire de la guerre civile comme celle du quotidien des incessants départs. On peut y trouver des moments d’extrême violence comme des passages où on ne peut pas réprimer le rire.
Comme nous l’avons dit ce qui nous intéresse ici est la part de l’intime dans le texte. Comment se traduit l’initiation sexuelle à travers le miroir de la violence ? Quelle sexualité est donc possible en temps de guerre ?
   
La transgression des interdits
 
Il nous faut faire un tour dans le reste de la production libanaise pour comprendre à quel point le corps de l’individu devient un « champ de bataille ». Nous empruntons ce terme au film de Danielle Arbid Dans les champs de bataille[4] qui détaille par les yeux d’une enfant la sexualité d’une adolescente transgressive. Les images montrent des corps qui se frôlent et qui chavirent jusqu’à des jouissances frénétiques. L’initiation maladroite se transforme en lutte des chairs, façon de se battre contre l’autre. Cet « autre » étant à la fois l’être présent et l’absurdité de la guerre. Dans la théorie lacanienne le corps normalement divisé en plusieurs parties se trouve pris dans une « mort » totale à un seul moment, celui de la jouissance[5]. Cela seulement si elle est considérée comme excessive. De plus, dans le cas présent, c’est dans l’accumulation des interdits que la sexualité atteint cette démesure. Il y a effectivement un interdit dans le seul fait d’être femme dans la société libanaise. Représentant la tentation, elle ne doit pas souiller la réputation de sa famille par des escapades charnelles. C’est alors un double conflit dans le quotidien de la femme libanaise : le vacarme de la guerre et les paroles des voisins.
Dans Le jour où… la liberté est poussée jusqu’à l’extrême. Le père était le totem de l’indépendance, le barrage aux commérages. C’est en sa présence que ses filles boivent leur premier verre, fument leur première cigarette, achètent le premier soutien-gorge, découvrent l’érotisme.
 
Il me communiquait sa passion des livres, me lisait durant des heures entières des passages de Dostoïevski, de Baudelaire, de Maïakovski ou des érotiques arabes. Pour ne pas voir la guerre, nous écumions les galeries, les librairies ou les cinémas de Hamra où j’ai vu avec lui Emmanuelle et Orange mécanique.[6]
 
Aucun interdit possible, le père impose une éducation différente de celle qui est donnée aux jeunes filles à la même période.
Mais l’arrivée de l’armée syrienne sur le territoire libanais va déboussoler l’havre de paix familial. Le père d’origine syrienne se trouve pris dans les filets de l’exil perpétuel. Pas de choix entre rester et se faire tirer dessus : « Le 3 juin de la même année (…) il a pris la route qui monte vers le journal (…) il assure que la personne qui lui a tiré dessus est une connaissance. »(p.65), ou partir loin de cette violence. La mère, journaliste à Radio Monte Carlo, est la voix annonciatrice des événements de la guerre. Elle ne semble apparaitre durant cette période qu’à travers le poste de radio.
L’absence du père et de la mère combinée à la violence ambiante met en place les éléments de la destruction du corps.
 
La sexualité, bombe à défragmentation
 
Comment aimer en temps de guerre quand « Tomber amoureux n’était pas facile. Il fallait tout d’abord tenir compte de la proximité. Beyrouth était tellement démantelé, brisé en une infinité d’îlots et d’univers qu’une fille avait intérêt à avoir un amoureux habitant dans la même rue et de préférence le même immeuble, sinon son amour serait impossible. » (p.96).
Sans interdit, sans amour, la seule issue est le sexe. L’initiation sexuelle s’amorce dans la drogue avec l’aide de Maher, homosexuel. Après quelques lignes de coke, le dépucelage se fait à l’aide de ses doigts:
 
J’ai pris la première puis la seconde ligne. Je me suis accroupie. Je ne me suis pas caressée le sexe, j’ai juste senti au bout de mes doigts les poils un peu drus, j’ai écarté mes lèvres, j’ai enfoncé lentement mes doigts, j’entendais le rire de mon père, je voyais le regard malicieux de Maher, j’ai senti quelque chose qui résistait, j’ai forcé. J’ai senti quelque chose couler sur mes doigts. J’ai retiré ma main, elle était rouge. La porte s’est ouverte, Maher était de retour. Il m’a embrassé sur les yeux. Dehors, la guerre n’en finissait pas.[7]
 
Le rapprochement entre cet acte intime, qui doit s’amorcer dans la relation à deux mais qui est ici un jeu solitaire, à la furie de la guerre marque la brutalité du rapport à soi.
Nous pouvons déjà y voir le lien entre Eros et Thanatos qui culminera à la suite du récit « Les visites à la morgue me donnaient de furieuses envies de faire l’amour » (p.109).  De plus « la sexualité implique la mort »[8] et surtout la perte de soi. L’individualité se perd dans la démesure :
 
J’étais convaincue que j’allais mourir d’une seconde à l’autre, je mettais les bouchées doubles, j’étais donc affamée de tout, de sexe, de drogue, d’alcool(…) Je voulais me venger sexuellement, je faisais l’amour avec n’importe qui et n’importe où.[9]
 
Et alors même quand enfin le mariage entre dans la vie de la narratrice, la sexualité ne s’exécute que face à la guerre :
 
J’aimais faire l’amour sur la ligne de démarcation, dans les immeubles ravagés, aux façades noires transpercées par des milliers d’impacts de balles. J’appuyais mes mains contre les murs, et pendant que Daoud venait en moi, je lisais à la lumière des bougies les innombrables graffitis qui recouvraient les murs de ces ruines : A Marika, la pute, pour la vie. A Alya, à la mort, à l’amour. Je voyais au loin la mer et la ville fantômes et je criai à Daoud :
- Viens, viens, jouis avant qu’on nous crève.[10]
 
La jouissance ressemble à cette dernière cigarette offerte aux condamnés à mort, dernier geste emporté dans la mort convoquant l’instant présent comme seule réalité. Georges Bataille le précise dans La littérature et le mal en alliant l’acte sexuel à la mort puisqu’ils invoquent un ici-maintenant effaçant l’avant-après[11]. Ce n’est alors que dans la recherche perpétuel de ce moment présent éliminateur des ravages extérieurs que les êtres pris dans un conflit aussi long que celui qu’a connu le Liban trouvent refuge et écho. Le temps n’existe plus dans un espace totalement détruit, c’est la défragmentation totale de l’être dans son rapport à l’autre.  
 
Il y a une fureur évidente dans le texte de Darina Al Joundi. Le monde du rêve ne s’y invite pas comme c’est souvent le cas dans la création littéraire impliquant des témoignages. Par ailleurs la forme romanesque émergeant d’un texte théâtral engage le lecteur à imaginer l’impact qu’il a pu avoir sur ses spectateurs. Car ces mots que nous avons relevés ont donc été dits. Un corps les a incarnés devenant d’autant plus révélateur d’une sourde réalité.
 

[1] Darina AL JOUNDI et Mohammed KACIMI, Le jour où Nina Simona a cessé de chanter, éd. Actes Sud/ « Bleu », 2007, page 34.
[2] Jean HATZFELD, Une saison de machettes, éd. du Seuil, coll. Points, 2003, page 63.
[3] Wajdi MOUAWAD La courbature, Courrier International, Juillet 2006.
[4] Distribué par Mémento Ciné, Paris-Liban, 2003.
[5] Jacques LACAN, le Séminaire, Livre XX, Encore, éd. Du Seuil, 1964.
[6] Le jour où…, page 58.
[7] Ibid, page 111.
[8] Georges BATAILLE, La littérature et le mal, Paris, éd. Gallimard coll. Folio Essais, page 12.
[9] In Le jour où…, page 115.
[10] Ibid, page 117.
[11] Op.cité, La littérature et le mal, page 22.
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1 mars 2008 6 01 /03 /mars /2008 15:40

                                                                                                     Analyse


LA MORT DANS L’ÂME

Par Ali Chibani 

 

« Je dus revenir à l’animal et à nouveau manger de la viande »

Maciej Niemiec, Le Quatrième roi mage raconte

 

 

« L’arme douce », c’est ainsi qu’on a désormais tendance à désigner le viol en temps de guerre. Cette façon de percevoir les choses est, certes, abjecte, mais elle ne peut être sans nous interpeller sur le tabou qui frappe encore ce qui est devenu un crime contre l’humanité : faut-il le nommer ? Et si oui, comment et par qui ? Faut-il distinguer violences sexuelles en temps de guerre et violences sexuelles en d’autres circonstances ? Ce sont là quelques questions qu’on peut se poser bien qu’en réalité et dans tous les cas on soit loin du compte. Il semble, à travers l’épithète « douce », qu’on se fait difficilement à l’idée que la sexualité ne soit plus le fait de l’amour mais de la haine car il est une réalité qu’on n’accepte que très difficilement, notamment l’acte sexuel comme acte de violence.


           
Les violences sexuelles sont devenues dans les pays en guerre une arme systématique des plus destructrices. Elle vise moins la satisfaction d’une pulsion par tous les moyens, même les plus criminels, que la destruction de la (future) femme comme lieu de vie et élément essentiel de la cohésion sociale. L’exercice de la violence sexuelle en temps de guerre vise donc « la féminité » et non la femme en tant que corps même si l’atteinte du premier passe forcément par la seconde. C’est sans doute pour cela que les violeurs, dans ce cas, considèrent rarement l’âge ou la constitution physique de leurs victimes. Qu’elle ait dix ou soixante-dix ans, cela importe très peu tant qu’elle représente l’ennemi et une occasion de le vaincre sans l’affronter. La victoire ici va plus loin qu’une victoire dans un champ de bataille car on s’approprie l’origine et l’identité de l’autre auprès de qui elle est définitivement désacralisée.


           
Cependant, le rejet de soi dépasse rarement la femme violée pour se porter sur son groupe. En effet, ce dernier choisit la facilité : le rejet de la victime. Abandonnées par leurs proches, les femmes violées se réfugient dans des hôpitaux ou des foyers pour se reconstruire tant que cela se peut puisque les séquelles physiques, suite aux mutilations sexuelles subies, sont souvent irréversibles et le traumatisme psychologique est pérenne. Pour cause, le viol en temps de guerre s’exerce aussi avec des armes tels que des tessons de bouteilles (guerre d’Algérie), des manches en bois (Rwanda et Congo), etc. La victime est parfois laissée « vivante » pour être la trace de la mort donnée à l’ennemi
[1].

 

Violée parce que Tutsi

 

La violence sexuelle en temps de guerre choisit la femme comme passerelle entre deux morts. Le violeur reconnaît, par l’exercice de sa barbarie, sa mort comme être humain. Il n’est plus qu’un monstre, dans la marge du monde. Il compte se rehausser en exerçant un pouvoir infini sur l’autre qu’il compte condamner à mort par contamination – en tuant symboliquement la femme, il tue son groupe. La femme victime des violences sexuelles en temps de guerre ou de conflit est saisie comme agent de contagion. C’est ce qui ressort d’un rapport de la Fédération Internationales des Droits de l’Homme (FIDH) sur le génocide rwandais[2]. On y voit comme les femmes sont violées parce qu’elles appartiennent aux Tutsi.  


       A partir de ce rapport, on peut retracer le cheminement du ou des violeurs dans ce conflit. Cela commence par un sentiment d’infériorité attisé par la propagande de l’Etat :
« Les femmes tutsi étaient considérées comme les plus jolies, ce qui leur attirait de la haine. Le terme Kinyarwanda utilisé pour les désigner était ibizungerezi (ce qui signifie jolie et sexuellement attirante). Cela attisa la jalousie, une haine qu’il n’est plus besoin d’écrire… », déclare un membre de l’Association des femmes chefs de famille. En fait, les extrémistes hutu au pouvoir ont voulu humilier le Hutu pour l’amener à renverser la donne en humiliant le Tutsi. A l’infériorité s’ajoute la peur de la force de la femme. Elle est considérée d’emblée comme une arme au service de son ethnie. Le journal officiel et haineux, Kangura, établit par la plume d’un de ces auteurs, « Les dix commandements du hutu ». Le premier indique que « Tout Muhutu doit savoir que Umututsikazi ou qu’elle soit, travaille à la solde de son ethnie tutsi. » Et de déclarer traître tout Hutu épousant, employant ou protégeant une femme tutsi. La peur de la contagion par l’autre est ici très sensible. Les voix génocidaires manipulent la figure des femmes tutsi et la diabolisent. Elles sont dites « espionnes séduisantes et calculatrices, occupée à dominer et à détruire les Hutu. »

            
       La machine à destruction est alors lancée. Perpétue, une jeune rescapée du génocide, avait 20 ans quand elle a été violée et mutilée par plusieurs groupes de miliciens qui voulaient ainsi prouver qu’ils sont les égaux des Tutsi. Quand elle a été découverte, un Interahamwe lui confie sa connaissance de « la meilleure méthode pour vérifier que les femmes tutsi étaient comme les femmes hutu. » Après son viol, Perpétue a été surveillée par deux hommes qui « se plaignaient d’être fatigués de tous ces massacres. » Ses deux bourreaux se rendent ainsi compte de leur inhumanité. La reconnaissance de leur mort en tant qu’humains les amène à l’extérioriser en mutilant leur victime : « Un d’entre eux aiguisait l’extrémité d’un manche de houe. Ils m’ont écarté les jambes et m’ont violé avec le bâton. » Libérée, elle finit par être reprise par un autre Interahamwe qui pour la « protéger » la viole à son tour et rouvre ses blessures « parce que les femmes tutsi, lui a-t-il dit, n’ont pas de droits en ce moment. »


       Abandonnée par son second bourreau, elle fuit difficilement. A la douleur physique, s’ajoute la honte et l’humiliation qui font d’elle un être complètement exclu du monde : « Quand des gens passaient près de moi, je m’asseyais par terre et cessais de marcher, ainsi ils ne sauraient pas que j’avais été violée parce que j’étais honteuse. » On comprend donc le silence qui entoure ces violences. Il s’agit de sauvegarder les liens sociaux avec son groupe, en d’autres termes, d’assurer son rôle de ciment social. Exclue d’elle même, la femme violée loue avec son silence sa place parmi les siens. Le rapport de la FIDH note que les « femmes qui reconnaissent avoir été violées ont peur d’être marquées comme victimes de viols et courir ainsi le risque d’être rejetées par leurs familles et la communauté. »


       L’expression courante « vivre la mort dans l’âme » prend ici tout son sens tragique qu’on retrouve dans, entre autres ouvrages mémoriels sur le génocide rwandais, La Phalène des collines[3].

 

« Dieu me viole ! »

 

L’ouvrage de Koulsy Lamko est l’histoire d’une transfiguration nécessaire pour que la mémoire ne travestisse pas, par hypocrisie, l’histoire du viol. La cruauté du crime, pour la narratrice, impose un langage crû. D’une certaine façon, on peut comprendre qu’on nomme le viol en temps de guerre « arme douce » à travers ce passage : « Ils ont la langue lourde, deviennent amnésiques ou aphasiques et cherchent tous leurs mots, quand il faut parler de cul, de vulve, vagin et consorts. Ils balbutient, bégaient, se creusent de profondes tranchées dans la mémoire. Pudibonderie ; pure hypocrisie de cul bénit ! » (p. 19). Cela pose la question de l’approche de l’acte violent à travers des désignations masquant leur cruauté pour ne pas ébranler nos repères et nos définitions des choses. Par ces épithètes et euphémismes, on continue de chercher l’homme en soi alors que « C’est dans l’animal qu’il faut creuser pour déterrer les limites de l’homme. » (p. 35).


          La « reine du milieu des vies », transfigurée en papillon de nuit, suit un groupe, invité à travailler sur la mémoire du génocide, la nièce de la Reine, mannequin et actrice improvisée devenue photographe « pour fixer et dire la nausée, l’absurde, l’ineffable, la violence et cela avec cette authenticité que seule apporte la vérité d’œil double. » (p. 101). Le papillon commente cette quête aussi tragique qu’inutile à ses yeux : « Je n’avais cure, dit-elle, qu’on me confectionnât une légende vibrante, larmoyante et émotionnée. Moi-même je ris de mon destin alors… » (p. 18). Entrant dans un « l’église-musée-cimetière », le groupe fait tomber accidentellement les os de la Reine. C’est l’occasion pour la phalène narratrice de prendre la parole et de raconter son histoire que personne, parmi le groupe, n’entendra.


           
La Reine a été violée par un pasteur qui après avoir joui du corps de sa victime de soixante ans, poursuit son acte avec un crucifix. Lui qui exorcise et « commande aux démons d’évacuer la sainte salle » devient un démon qui s’invite dans le corps d’autrui.  Celui qui promet la Vie éternelle détruit la promesse de la vie sur terre : « Le morceau de bois que vous voyez là et qui se plante dans le commencement des frémissements, la caverne du mythe, l’entrée de l’antre où l’obscurité façonne l’homme, l’origine de la vie, la matrice, la source… ce morceau de bois est un pieu… » (p. 21).


          Les violences en temps de guerre sont présentées comme le niveau suprême de la consommation de l’Autre. Il s’agit de le voler à lui-même et de l’assimiler définitivement à soi : « Le repas est prêt ! Bon appétit !/ Mangez donc les tartines beurrées de nos cervelles./ Je vous vois saliver un flot dans la bouche ! » (p. 58). C’est l’origine de la violence qui est ainsi supprimée : « Bien sûr que l’autre qui ne vous ressemble pas, “l’insecte” comme on le dit de tout étranger, est une somme de claudications ! La différence reste le seul secret de tous. » (p. 74). L’effacement des différences par les violences sexuelles aboutit à une forme de rejet du corps-prison par l’âme de la victime. C’est ce qui ressort de ce passage de L’Ombre d’Imana de Véronique Tadjo :

 

Anastasie se réveillait brusquement à l’heure où l’aube pointait et se sentait envahie par la mémoire de son viol. Le soleil avait beau montrer son visage rieur, elle ne le voyait pas. Elle restait emmurée dans la prison de sa chair. (…) Elle ne reconnaissait plus l’intérieur de son corps, se sentait étrangère à cette masse lourde qui écrasait son esprit. (p. 73)

Volée à elle-même, on n’est guère étonné d’entendre la Reine prier Dieu d’ordonner au pasteur de la tuer complètement.   

            L’une des questions que pose La Phalène des collines porte sur notre manière de lire les différents types de violence en temps de guerre ou de conflit. D’après la narratrice, faire étalage de son émotion est une répétition du crime : « Il ignorait qu’ânonnant mon histoire avec ce fausset ému dans la voix, il chapardait ma douleur, me lacérait davantage, me mutilait, me déchiquetait ! » (p. 18). Néanmoins, on peut se poser la question jusqu’à quel point une lecture et une analyse froides peuvent être efficaces et utiles. Koulsy Lamko propose une posture de lecture de la violence humaine fondée sur la liberté et la volonté de l’individu à désensevelir et à transmettre la mémoire des victimes de l’Histoire : « Tu es en toi, dans ton intérieur, en face de ton intérieur. Cependant il faut et tu dois sont plutôt négation de toi que confection de toi. Par contre – et c’est là que se plante “la philopoésie de la regardance” – tu peux est enfoui dans l’illimité, t’invite au miracle. » (p. 65). Mais cette posture impose le courage de se regarder comme bourreau potentiel, voire comme bourreau symbolique au quotidien. L’absence de ce courage, dont la sincérité est fondatrice, a pour conséquence une dénomination fausse et hypocrite de nos comportements. C’est cette fausse dénomination qui leur permet de se poursuivre.



[1] Cette mort peut se traduire par la transmission volontaire du SIDA à la victime.

[2] La Lettre hebdomadaire de la FIDH, « Vies brisées, les violences sexuelles lors du génocide rwandais et leurs conséquences », Paris, Janvier 1997.

[3] Koulsy Lamko, La Phalène des collines, Butare (Rwanda), éd. Kuljaama, 2000.

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