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29 mai 2010 6 29 /05 /mai /2010 02:15

 

La scène des aliénés

Par Ali Chibani

 


 

fadéla M'rabetAlger. Un théâtre de revenants. Le titre du dernier ouvrage de Fadéla M’Rabet est  révélateur de ce qui sera au centre de ses préoccupations. Il s’agit bien sûr de la représentation. Le théâtre, dans ce récit, c’est l’environnement transformé par des cœurs ouverts au monde « en théâtre antique ou en commedia dell’arte, selon l’humeur ou la fureur des cieux » (p. 24). C’est aussi la représentation du monde imposée par les autorités politiques qui érigent une société schizophrène où la personnalité prime sur l’individualité :

 

Comment être tranquille, quand à chaque moment un geste, une parole peut vous faire perdre votre statut d’homme à cause d’un code de l’honneur établi par d’autres pour un temps qui n’est pas le nôtre, quand une démarche d’homme libre peut vous faire condamner à la prison, à la torture, à la mort, quand on ne vous laisse qu’une seule alternative : la lâcheté ou l’héroïsme, à l’intérieur comme à l’extérieur, quand vous ne quittez le ring que pour le théâtre ? (p. 42)

 

Cette représentation finit par être admise par le groupe social qui la fait sienne. Il déconsidère alors le côté tragique de son Histoire pour répéter une comédie vaine où tout est mensonge : « Quand il ne nous reste que le signe extérieur, nous quittons le théâtre antique pour n’être plus que les saltimbanques de la commedia dell’arte. […] En réalité, [les gestes et les paroles] appartiennent à des rôles écrits par des morts pour les morts dont nous sommes les fantômes. Nous sommes les acteurs d’un théâtre de revenants » (p. 51). Pour démasquer la réalité historique, Fadéla M’Rabet commence par développer un discours poétique en mesure de découvrir l’essence du monde. Elle va ensuite mettre à nu les véritables intentions et les conséquences du discours politique. Fidèle à elle-même, l’auteure se bat pour la libération de la femme tout en refusant sa mythification.

 

  La beauté du monde

 

 « La nuit va tomber sur Ostende. Montent vers les baies vitrées les embruns des vagues toutes proches et les cris des goélands, alors que les paquebots lèvent l’ancre pour l’Angleterre » (p. 7). Les premières lignes d’Alger. Un théâtre de revenants de Fadéla M’Rabet assignent déjà au récit une fonction poétique supposée conjurer le malheur, ou plutôt les malheurs dont il sera question par la suite. Ces lignes découvrent dans l’ailleurs ce qui manque dans l’espace d’existence du « je » : la possibilité de connaître la continuité du temps qui est une continuité d’un Moi non morcelé : « C’est sous le ciel du Nord que j’ai découvert que les jours peuvent nous quitter avec douceur. Sans trahison. Car c’est un abandon que cette disparition brutale du jour à Alger, comme à Skikda, ma ville natale – une mort atroce, sanglante, en tenue de gala, celle du torero, dans le scintillement des vagues » (p. 7). En d’autres termes, la poésie récupère l’objet de la perte qui nécessite l’acte d’écrire. Celui-ci n’exprime donc plus la quête de l’objet perdu mais un questionnement qui peut trouver sa réponse dans le récit historique livré par l’auteure. Par ailleurs, la poésie est le lieu du retour du fondateur incarné par le palmier :

 

Je suis un palmier, et quel palmier ! Le plus élégant, le plus délicat des palmiers-dattiers. Celui de la Déglet-Nour, la datte algérienne. Mon feuillage est léger, mon tronc mince et élancé. Mon fruit a une chaire brune et pulpeuse, succulente comme un gâteau de miel. Sa peau est fine et transparente comme l’ambre la plus pure. « Doigt de lumière » l’ont nommée les peuples du désert que je nourris depuis des millénaires, de l’Euphrate à l’Atlantique. (p. 9)

 

On le voit bien ici : le palmier est le signe du Beau, de l’esthétique qui abreuve les sens de celui qui regarde. Celui-ci peut ainsi connaître l’extase et dispose, dans un monde où l’individu s’accorde à son environnement, d’un récit contre-politique.

 

Le paradis des fantômes

 

La politique est très présente dans l’ouvrage. Elle incarne le côté sombre du monde. Bien qu’elle fasse usage des mêmes signifiants que le récit poétique, ces derniers ne partagent pas les mêmes signifiés dans les deux cas comme l’indique la double représentation du « paradis » : « [Le désert] a développé ses racines en fleuves, en rivières des temps anciens à l’époque où le Sahara était vert, un paradis sur terre et non celui pour lequel nos enfants veulent maintenant mourir » (p. 15). Le désert représente ici la figure paternelle, à laquelle se joint l’Algérie comme figure maternelle, qui sera déchue par les enfants. Néanmoins, dans ce récit et contrairement au Muezzin aux yeux bleus, la figure paternelle est loin de dominer. C’est la figure maternelle qui prend le dessus comme si Fadéla M’Rabet avait envie de nous montrer comment la fille d’Alger s’est éloignée de la voie tracée par sa mère. Le corps féminin est la preuve de cette trahison. Voilé, caché, il est un corps interdit à la représentation : « Elles portent des vêtements qui ne semblent pas choisis, mais subis. Des effets non pour embellir mais pour escamoter, cacher leur féminité, pour l’ensevelir, la détruire. “Excusez-nous d’être là, semblent-elles dire. […]” » (p. 29). Le corps est dans l’effacement, dans le refus de la différence : « Quand parfois leur voile découvre leur visage, je vois des yeux qui sont de véritables meurtrières, une hostilité toujours prête à se défouler sur l’occidentalisée, l’étrangère. Elles nous méprisent et nous détestent. » (p. 25). Nous avons presque envie de dire que l’uniformisation de la tenue vestimentaire masculine ou féminine, dans les pays marqués par les violences islamistes, est un acte qui remplace la sensualité entre femmes dans les espaces féminins par une homosexualité symbolique inavouable mais qui trouve un terrain d’expression dans l’amour du même « frère » ou de la même « sœur ». Nous rappellerons à cet effet Odon Vallet qui explique comment la terminologie religieuse désignant tout le monde par « frère » et « sœur » n’est qu’une manière d’encadrer les tensions et les tendances homosexuelles dans la société. En effet, Fadéla M’Rabet se souvient des « femmes du premier cercle » qui incarnent toutes la figure maternelle. Le voile était chez elle un objet culturel, et non politique, qui coïncide avec la recherche du Beau, du plaisir et du désir de l’autre :

 

Elles portaient le voile avec autant d’aisance que les grandes bourgeoises occidentales leurs fourrures. Sans honte d’elles-mêmes et sans l’ostentation des arrivistes. Elles marchaient sans baisser la tête. Elles étaient fières et altières parce qu’elles représentaient plus qu’elles-mêmes. Elles étaient l’Algérie, leur famille. Leur voile était l’emblème de leur région. Il était noir à Constantine, blanc à Alger. Il était un symbole de résistance et d’unité, en attendant la libération et la renaissance. (p. 29)

 

Ces femmes ne sont en rien une négation de la vie. Elles offrent leurs corps à la représentation par les hommes et tendent à posséder le monde dans toute sa durée : « Djedda représentait le passé et assurait abondamment l’avenir » (p. 17).

Les femmes ne sont pas les seules à avoir été dévoyées du destin qui aurait dû être le leur. C’est toute la jeunesse algérienne qui apparaît victime de la nouvelle représentation du monde et surtout une forme de personnalisation létale de l’individu imposées par l’institution étatique fermée à la vie : « Dans les campus comme dans la rue, c’est le même spectacle douloureux d’une jeunesse saccagée et sans espoir. Comme les pères, comme les mères, hommes et femmes semblent résignés. […] Il y a une telle gravité sur leur visage que, petit à petit, je prends conscience que cette tension, qui demande une telle dépense d’énergie, est voulue pour les détourner des imposteurs qui ravagent leur vie et leur pays » (p. 30-34). L’Etat est ici la figure du père fondateur qui trouve son contre-projet dans la figure paternelle du Muezzin aux yeux bleus. Le père politique maintient le clan fraternel par la mise en place d’un récit historique, pour ne pas dire familial, faussé et par la création de nouveaux tabous qui, loin de protéger la vie du groupe, perpétuent l’asphyxiante domination du gouvernant : « Changer, ce n’est pas trahir, c’est mettre en péril le statut de l’homme, la dictature d’une oligarchie. Leur salut vient de notre soumission aveugle à leurs codes – une soumission jusqu’à la mutilation, jusqu’à la barbarie » (p. 35).

 

La femme, un être volontaire

 

            Fadéla M’Rabet est une féministe algérienne de la première heure. Après l’indépendance de l’Algérie, elle présentait une émission radiophonique où la liberté de ton était totale. Les femmes se sont saisies de cet espace pour exprimer leurs frustrations et leur déception, notamment après avoir vu comme la société avait bridé leur sexualité. Celles qui ont participé activement à l’indépendance de l’Algérie se retrouvent condamnées à une vie qu’elles n’ont pas choisie. Leur réaction est alors radicale. Elles rejettent cette patrie qui les a trahies, et de quelle manière !

 

Cette vague de suicides, explique le docteur B., a commencé un an après l’indépendance. J’ai consulté les registres : il y a très peu de cas en 1962. Mais à partir de la mi-juillet, les entrées se multiplient. Comme s’il y avait eu chez bien des filles, à la libération, une attente, une extraordinaire espérance, la certitude d’un renouveau. Mais personne n’y a répondu, rien n’a changé. Trompées, elles abandonnent la patrie et se vengent de cette façon. Si l’on s’obstine à ne rien voir, à ne rien faire, elles continueront, et le nombre de suicides augmentera. (p. 76)

 

Dans Algérie. Un théâtre de revenants, Fadéla M’Rabet continue donc sur sa lancée et défend la cause des femmes. Lucide, elle refuse néanmoins la mythification de la femme qu’elle met au même niveau que les hommes. Cela permet donc de désenclaver ce récit au-dehors d’un espace de réception exclusivement féminin, pour toucher le récepteur masculin qui se retrouve derrière le visage de la femme. Fadéla M’Rabet refuse une représentation poétique de la figure de la femme. Pour elle, « [leur]“douceur” est un mythe. Comme toutes les qualités “naturelles” qu’on leur prête. Les femmes ne sont ni pires ni meilleures que les hommes, elles sont à la fois ce que le milieu fait d’elles et ce qu’elles acceptent qu’il fasse d’elles » (p. 91). Le refus de mythifier la femme est donc, avant tout, un refus de la cantonner dans des valeurs « naturelles ». La femme, comme l’homme, est un être volontaire. Pour preuve, Fadéla M’Rabet cite l’ancien premier ministre israélien : Tzipi Livni. Celle-ci avait approuvé et défendu la guerre contre Gaza dans le seul objectif de monter dans les sondages et de gagner des élections. Tzipi Livni est la meilleure représentation de l’écart qu’il peut y avoir entre la représentation mythifiante de la femme comme être naturel et sa représentation comme être volontaire. Conscient de cet écart, le premier ministre lui-même s’est servi de la première condition comme masque pour tromper le monde : « Un guerrier en tenue de tankiste, un para en tenue léopard, c’est clair – ce sont des tueurs. Cette femme, pas laide, élégante avec tous les attributs de la féminité, collier et boucles d’oreilles d’un grand styliste, menace, après avoir consenti à la destruction d’un pays, au massacre de centaines d’hommes, femmes, enfants confondus… » (p. 92). 

            D’autres thèmes émergent d’Alger. Théâtre de revenants. L’auteure dénonce la ghettoïsation des étrangers et de leurs descendants en France. Elle se libère aussi du regard français sur l’Histoire de son pays qui interdit la liberté de ton aux intellectuels algériens, contraints à slalomer entre le racisme des uns et le paternalisme des autres. Dans son dernier récit, Fadéla M’Rabet témoigne sur l’évolution de l’Histoire, particulièrement algérienne. Elle lègue aux jeunes générations l’histoire de leur fondation, une histoire très différente de celle qu’ils apprennent dans des espaces institutionnels comme l’école. Elle nous conte aussi ses rêves d’une Algérie meilleure, plus belle, où la politique n’interdira pas la poésie, d’une « Algérie qui fait plus de promenades à la campagne que de visites aux cimetières. » (p. 106)



  Fadéla M’Rabet, Alger. Un théâtre de revenants, Paris, Riveneuve éditions, 2009.

  Odon Vallet, Qu’est-ce qu’une religion. Héritages et croyances dans les traditions monothéistes, Paris, Albin Michel, coll. Spiritualités, 1999.

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