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14 décembre 2010 2 14 /12 /décembre /2010 16:04

A la recherche d’une humanité et d’un bras fantômes

Par Ali Chibani

 

 

 

 

 

 

            Sa vie s’est très tôt unie avec le tragique et il a fait de la peinture un outil de réinvention de soi. Le peintre M’hamed Issiakhem est né le 17 juin 1928 dans la région des Aït Djennad en Kabylie. Enfant, il est emmené par son père à Relizane, dans l’ouest algérien, où il s’installe. Sa vie bascule à l’âge de 15 ans. En juillet 1943, avec son grand frère et d’autres amis, ils volent dans un dépôt d’armes américain un objet dont ils ignorent la nature et la dangerosité. Au lendemain de cette découverte, l’enfant reprend l’engin, tire une bague « mystérieuse » et c’est l’explosion. Il a dégoupillé une grenade, tuant ses deux jeunes sœurs et son neveu qui jouaient avec lui. Issiakhem survit mais, après plusieurs amputations, il perd son bras gauche dont il ressentira toujours le poids fantôme. Cela ne l’empêchera pas de devenir un artiste d’exception dont le talent est vite reconnu et primé malgré, au début de sa carrière, les vicissitudes du colonialisme qui cantonnaient les artistes algériens dans l’« art indigène » (enluminure, ornementation et miniature). C’est le cas, par exemple, de Mohamed Racim dont le géni n’a servi qu’à réaliser des enluminures pour Les Mille et une nuits. Ce sont justement les frères Racim qui repèrent le jeune Issiakhem et le prennent sous leur aile pour lui apprendre le dessin.

Durant ses séjours à l’hôpital, Issiakhem dessinait tout le temps et, avant de mourir d’un cancer le 1er décembre 1985, il est tombé dans le coma au pied d’un tableau qu’il était en train de réaliser. Entre-temps, il a intégré l’Ecole des Beaux-Arts nationale d’Alger (jusqu’en 1951) puis l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris (1955-1958).  Il a exposé un peu partout dans le monde, notamment à Leipzig en RDA où il a résidé en 1959. Quatre années plus tard et après un court séjour à Madrid comme pensionnaire de la Casa Velasquez, il fonde dans son pays l’Union nationale des Arts Plastiques. En 1966, il est nommé directeur de l’Ecole des Beaux-Arts d’Alger.

Pour retracer la vie tumultueuse et l’œuvre magistrale de ce peintre hors pair, l’auteur et docteur en sociologie de l’Art, Benamar Médiène a signé Issiakhem[1], un Beau-livre dédié à son ancien ami dont le lecteur découvre l’histoire et la personnalité. En effet, Benamar Médiène comptait parmi les proches de l’artiste. Cela donne à l’œuvre la valeur d’un témoignage précieux parce que, d’une part, nous entrons dans la vie intime du peintre et faisons la connaissance de sa personnalité et, d’autre part, nous lisons les commentaires d’Issiakhem sur l’Histoire et les analyses de Médiène qui sont des clés non négligeables pour l’interprétation de ses tableaux.

 

Un « demi bras d’honneur aux imbéciles » 

 

M’hamed Issiakhem apparaît comme un homme doté du sens de l’auto-critique qui caractérise les Algériens, jamais épargnés par l’Histoire. Quand le peintre évoquait son handicap, il disait : « Tu te rends compte, dire à une belle : Viens dans mon bras, chérie ! C’est d’un ridicule ! Si elle est amoureuse de moi, elle éclate en sanglots et si elle ne l’est pas… elle éclate de rire !... Je ne pourrai adresser qu’un demi bras d’honneur aux imbéciles prétentieux, mais je suis exonéré, à vie, d’applaudissements ! Et puis, qui pourrait passer des menottes à un manchot ? » (p. 41). Benamar Médiène se souvient aussi qu’Issiakhem avait une mémoire visuelle « prodigieuse » : « Ses yeux, deux billes électrisées de bleu-noir, saisissaient en une infime fraction de temps, la forme et le détail et même ce qui pour nous n’est pas immédiatement visible. Il pouvait le restituer, des mois ou des années plus tard, dans une gouache, un dessin ou une toile. » (p. 22).

Les souvenirs de Médiène insistent beaucoup et avec raison sur la grande amitié qui a lié Issiakhem à Kateb Yacine auquel le sociologue a également consacré un ouvrage-référence[2]. C’est d’ailleurs le père de Nedjma qui signe le dernier tableau fini d’Issiakhem : « Quand, à la fin de leur travail, Issiakhem dit à Kateb : “Signe !” Et que lui-même ne porte pas son propre nom sur la toile, il s’efface en effaçant son propre nom pour laisser à son ami l’exclusive paternité de l’œuvre. » (p. 69). Le tableau dont il est question ici est le célèbre Femme sur poème, le portrait d’une femme posé sur un texte que Kateb Yacine a écrit, pour ne pas dire dessiné, au pinceau. D’autres tableaux d’Issiakhem se sont inspirés des œuvres de Kateb comme, par exemple, La Femme sauvage. Kateb et celui qu’il surnommait Karama[3] étaient faits pour être des inséparables. Ce qui les unissait le plus ? Leurs histoires ! L’un et l’autre ont connu très jeunes la violence historique. Le 27 juillet 1943, une grenade a explosé dans les mains du futur peintre ; deux années plus tard et pendant les manifestations du 8 Mai 45, Kateb est arrêté et torturé par la police française. Le premier est rejeté par sa mère qui ne supportait plus le corps mutilé de son fils ; le second découvre sa mère folle parce qu’elle n’avait plus de nouvelles de lui après la manifestation du 8 Mai. Pour Médiène, la « similitude est […] dans les tragédies individuelles dont les retombées débordent et mettent en danger leurs entourages affectifs immédiats, du plus grand des périls : la mort et la folie. Il y a, dans ces deux existences, une extraordinaire condensation de l’histoire contemporaine de l’Algérie. » (p. 36).

 

Dans les rets de l’Histoire

 

Benamar Médiène écrit : « Issiakhem est peintre au cœur du monde comme l’est Kateb Yacine, en poésie. Il n’est ni peintre du terroir, ni ethnographe de génie, il montre ce qui vaut la peine d’être vu et unit, par le jeu de la lumière sur l’espace, l’homme au monde et l’homme à l’homme. » (p. 10). L’auteur fait ici référence à une phrase du poète allemand Hölderlin que Kateb Yacine lui-même a employée dans sa préface d’Aït Menguellet chante[4]. Cette phrase replace le poète au cœur de l’Histoire. Issiakhem devient ainsi le tableau peint par l’Histoire et le peintre qui fait de cette même Histoire un tableau qui ne se contente pas de mirer le monde puisqu’il l’analyse et devine ses failles, ses défaillances et les forces qui augurent le changement. Issiakhem, qui a peint un tableau sur un miroir dont la fonction a été neutralisée par une couche de goudron, a surtout réalisé des portraits de femmes en souffrance comme Femme et Enfant (1982), La Mendiante (1972), Palestinienne (1971), etc. :

 

Les femmes dans les toiles d’Issiakhem ne dorment pas, ne s’offrent pas. Elles attendent. Leur silence n’est pas d’argile. Il est le bâillon que l’arrogance des hommes a enfoncé dans leurs gorges. Femmes blessées aux bouches muselées ; femmes accrochées aux flancs du Djurdjura, aux bords des oueds ; courbées sur les étendues d’alfa ; cisaillées par les barbelés des temps de guerre ; acculées aux murs avec lesquels elles se confondent. (p. 53)

 

Pour Issiakhem, ces bouches muselées sont celles qui libéreront l’humanité de la violence quand elles arracheront les bâillons qui les empêchent de parler ou d’exister. En 1958, le peintre quitte sa terre natale parce qu’il était recherché par l’armée coloniale, notamment après avoir établi des illustrations de la torture en Algérie et un portrait de Djamila Bouhired, une héroïne de la bataille d’Alger, elle-même torturée et condamnée à mort. Son engagement contre le colonialisme va se poursuivre au sein du bureau du FLN de Cologne.

 

La Famille du peintre[5]

 

La souffrance caractérise aussi les autoportraits (1949, ­1969 et 1985[6]). Sur l’Autoportrait II, le « manchot », comme le peintre se surnommait lui-même, plaque sa main droite, se donnant ainsi l’illusion de recréer la main gauche amputée. Cela nous révèle que le souvenir de la grenade n’a jamais quitté son esprit. C’est peut-être ce qui est illustré par La Cave (1969) sombre d’où émerge un visage de la même blancheur que la boule qui lui fait face et qui ressemble au crâne d’un squelette. L’œuvre peinte devient du coup le lieu d’expression du sentiment de culpabilité et l’art dépasse sa fonction de représentation pour permettre la résurrection des lieux et des visages qu’on a fait disparaître. Issiakhem veut rendre aux mères leurs enfants morts :

 

Il lui faut aussi ramener, à la surface du jour, les deux petites sœurs et le neveu anéantis par la grenade qu’il a dégoupillée. Toutes les Fillettes, Virginité, tous les petits garçons soudés au sein de leur mère, agrippés à leurs basques, sont autant d’enfants arrachés de l’outre-sépulture et appelés à revivre leur enfance. (p. 52).

 

En plus de ses analyses courageuses, Benamar Médiène insère l’œuvre mystérieuse issiakhémienne dans l’histoire de l’art pictural à travers des comparaisons avec des peintres algériens et occidentaux… Il apparaît alors qu’Issiakhem entre difficilement dans une école précise. Si le critique d’Art remarque que Carré bleu (1983) marque le passage du peintre de l’expressionnisme au symbolisme, il souligne aussi le fait qu’il a toujours été jaloux de sa liberté de création : « Mais Issiakhem ne reste pas ligoté par les consignes scolaires. Il se libère des conventions dès que l’on saisit la vision d’ensemble de l’œuvre dans le double rapport qui s’établit entre la spatialité et les couleurs. » (p. 9).

            A vue d’œil, nous pouvons dire que le bleu est la couleur qui domine l’œuvre picturale d’Issiakhem. Cette couleur, sous toutes ses nuances, est parfois surexploitée surtout dans ses différentes allégories, notamment celles qu’il a réalisées dans la dernière année de sa vie comme pour représenter son rapport avec la maladie : Amertume, Attente et Dépression (1985). Cette œuvre, qui inclut des paysages, s’est faite avec de l’huile sur toile, sur verre ou encore sur une plaque radiographique du peintre lui-même (1985). On relève aussi la présence de gouaches sur papier et des dessins à la plume, encre de Chine et couleur sur papier. On ne doit pas oublier qu’Issiakhem a réalisé des maquettes de billets de banque et de timbres-postes ainsi que des dessins parus dans le journal Alger Républicain et diverses représentations sur des murs de la ville d’Alger, tandis qu’il a signé un portrait de l’écrivain Malek Haddad qui s’en est servi pour illustrer la quatrième de couverture de Malheur en danger.  

Dans Issiakhem, c’est une œuvre riche et passionnante, souvent endeuillée ou révoltée, que Benamar Médiène nous fait (re)découvrir. Ce travail n’étant qu’une introduction générale au travail du « Premier Simba d’Or » de la peinture, décerné par l’UNESCO en 1980, les tableaux d’Issiakhem attendent d’être commentés par les critiques d’Art.

 



[1] Benamar Médiène, Issiakhem, Alger, Casbah Editions, 2006.

[2] Benamar Médiène, Kateb Yacine. Le cœur entre les dents, Paris, Laffont et Alger, Casbah Editions, 2006.

[3] « Kateb l’appelait Karama, parce que, disait-il, M’hamed était le mélange détonnant des trois frères dostoïeveskiens. » (p. 47). Issiakhem était un grand amateur de la littérature russe. Aussi a-t-il surnommé son épouse « Pouchkina ». Il a également réalisé un portrait de Maïakowski sur un de ses poèmes.

[4] « “Le poète est au cœur du monde” dit Hölderlin. Pour être au cœur du monde, encore faut-il qu’il soit au cœur du peuple qui est le sien. Il faut que celui-ci se reconnaisse en lui. », dans Tassadit Yacine, Aït Menguellet Chante [1989], Préface de Kateb Yacine, Alger, Bouchene/Awal, 1990.

[5] Titre d’un tableau réalisé en 1969.

[6] Issiakhem aimait retravailler les sujets de ses peintures. En 1969 et 1974, il avait produit deux tableaux intitulés Chouias avant de peindre Chaouias en 1977.

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