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15 janvier 2007 1 15 /01 /janvier /2007 10:02


 La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart :

pour une fondation structurelle et rythmique du chaos

  

 

Les topoï du chaos et de la fondation demeurent sans conteste deux thèmes majeurs des lettres francophones, en particulier des littératures issues des anciennes colonies françaises. L’œuvre quasi prophétique de l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau intitulée Biblique des derniers gestes raconte par exemple l’édification du monde moderne via l’exposition de la confrontation meurtrière des parties opposées, à savoir l’Occident dominateur versus l’hémisphère assujetti. De même, l’auteur algérien Kateb Yacine semble obsédé par cet entre-deux mondes qu’incarne la scissure intime de l’être métis. Comme en témoigne son premier roman Nedjma publié en 1956, il en a d’ailleurs fait sa raison d’écrire tandis que l’ordre colonial régnait encore dans son pays natal. A l’instar de ces paradigmes, nous souhaiterions nous focaliser dans cet article sur le cas du romancier franco-polonais André Schwarz-Bart, homme de lettres profondément marqué par la déportation de ses parents et de deux de ses frères au cours de la seconde guerre mondiale. Cette tragédie constitue d’ailleurs l’événement traumatique qui le conduit à l’écriture et à la publication de sa première œuvre Le Dernier des Justes pour laquelle il reçoit le prix Goncourt en 1959. Engagé contre toute forme de colonisation, il poursuit son projet littéraire en rédigeant au côté de son épouse, l’écrivaine antillaise Simone Schwarz-Bart, un second roman intitulé Un plat de porc aux bananes vertes qui paraît en 1967. Tourmenté par le monde littéraire et la critique, il met malheureusement fin à sa carrière d’écrivain en signant sa dernière œuvre romanesque en 1972 avec La Mulâtresse Solitude[1], biographie à la fois historique et légendaire dont la forme et l’essence représentent, selon nous, une véritable fondation structurelle et rythmique du chaos. Afin de le démontrer, notre article tentera donc d’expliciter la symbolique de la structure de ce roman, la fonction des différents rythmes de son récit narratif, ainsi que le rôle de son épilogue.

La structure binaire du récit correspond tout d’abord à la cartographie de la Traite négrière qui suit un itinéraire transatlantique dont le point de départ est le continent africain et le point d’arrivée, la Caraïbe. Fidèle à cette représentation géographique du chaos esclavagiste, la première partie intitulée Bayangumay[2] retrace en effet l’histoire du personnage éponyme[3] au Sénégal, depuis sa plus tendre enfance dans la tribu des Diolas jusqu’à sa capture par les « marchands d’hommes » (p.33) à l’âge de 16 ans. La seconde partie intitulée Solitude relate quant à elle la continuité de l’histoire précédente en Guadeloupe, en se focalisant sur la filiation ambiguë de Bayangumay incarnée par sa fille métisse Rosalie, future Solitude et personnage principal du roman. La forme duale de La Mulâtresse Solitude permet donc une schématisation narrative de la topographie du commerce esclavagiste afro-caribéen, structurant de ce fait paradoxalement la déstructuration des peuples asservis. 

Cependant, la chronologie du récit ne coïncide pas avec la logique linéaire de la déportation transatlantique des esclaves africains. André Schwarz-Bart utilise en effet l’ellipse pour symboliser le Passage du Milieu[4]. Hormis la terrible scène du départ du bateau négrier depuis l’île sénégalaise de Gorée, l’écrivain ne décrit en aucune façon les événements qui se passent à bord du vaisseau au cours de son périple en direction de la Guadeloupe. Seule une indication relative à l’origine du métissage physique de Solitude dévoile la monstruosité des faits commis dans la cale du navire.


Enfants de barrières, de fossés ou de chemins (d’où leur surnom dérisoire de Chimène) et surtout fruits de ces amours de vaisseaux négriers, de cette étrange coutume, la Pariade, qui avait lieu un mois avant l’arrivée au port, jetant soudain les matelots ivres sur les ventres noirs lavés à grandes giclées d’eau de mer. (p.50)

 

Face à la sauvagerie des négriers, Schwarz-Bart préfère ainsi à plusieurs reprises interpeller l’imaginaire du lecteur en lui laissant la responsabilité de se représenter lui-même l’indicible de la Traite et de la dépossession identitaire qui en résulte.

Pour ce faire, il utilise également la description onirique qui, par essence, bouleverse la linéarité narrative en entrelaçant les supposés faits réels de l’histoire racontée et le rêve. Le récit de l’invasion du village des Diolas par les marchands d’esclaves l’illustre d’ailleurs parfaitement. L’auteur commence la description de cette scène tragique par une plongée dans l’inconscient de Bayangumay. Celle-ci semble en effet prise d’une vision prémonitoire, un cauchemar mis en abîme dans son « onirium[5] » pour employer l’expression de Georges Yémy.

 


Une nuit, s’étant réveillée en sursaut, Bayangumay souleva les paupières et sut qu’elle dormait encore, sut au même instant qu’elle poursuivait un rêve à l’intérieur de son rêve. Le village était une seule clameur, une seule flamme qui illuminait la case comme en plein jour. Elle vit alors, dans ce cauchemar qui se dénonçait à lui-même comme tel, son vieux mari dressé tout nu au centre de la case, la lance haut levée et la bouche ouverte sur un cri d’horreur […]. (p.34)

 


L’horreur, tel est le mot qui qualifie le mieux la barbarie dont sont victimes les Diolas au cours de leur capture ; tel est aussi ce que Schwarz-Bart tente de dépeindre via l’enchevêtrement de l’imaginaire oppressé et de la réalité coloniale. Au fur et à mesure du déroulement des événements, « le rêve se brouillait et prenait apparence de réel » (p.37) nous indique d’ailleurs l’auteur-narrateur. Cette remarque prouve à elle seule l’intention de ce dernier de rompre le fil narratif en métissant le monde réel et le monde onirique. De cette façon, Schwarz-Bart entre en interaction avec le lecteur qui doit une nouvelle fois, par ses propres moyens, imaginer l’inimaginable à partir de cette scène mi-réelle mi-cauchemardesque, inscrite sur la page telle la trace laissée par le nomade sur la piste désertique.

En outre, les variations rythmiques du récit résultent aussi de l’usage ponctuel de l’analepse qui permet une remontée dans le temps, vers l’origine des événements historiques décrits par l’écrivain. Ainsi, les chapitres III et IV de la seconde partie du roman débutent tous deux par une analepse révélant respectivement l’histoire de la famille du Mortier et celle du Chevalier de Dangeau. Ce procédé éclaire le lecteur sur les raisons de la présence et du statut à particule de ces esclavagistes en Guadeloupe. Nous ne reviendrons pas ici sur le détail de ces passages mais nous intéresserons plutôt à l’introduction du troisième chapitre de la première partie. En effet, celui-ci s’ouvre sur la proposition circonstancielle de temps « à la naissance de Bayangumay » alors que le chapitre précédent vient d’exposer les noces de la jeune fille avec le sage Dyadyu. Il s’agit donc bien d’un retour en arrière au sein de la chronologie diégétique, et de ce fait d’une scissure digressive à l’intérieur de la narration. Ce procédé place par conséquent l’auteur-narrateur en situation de faire état de la détérioration  des conditions de vie en pays diola depuis 1750, année approximative de naissance de Bayangumay selon l’incipit[6] de l’œuvre, jusqu'à l’invasion des terres sénégalaises par les envahisseurs occidentaux. Comme l’illustre le passage suivant, la blessure coloniale engendre alors le paroxysme de la désolation :


A la naissance de Bayangumay, la grande ville des bords du fleuve, lieu d’ombre et de luxe, de tranquillité, portait encore le nom de Sigi qui signifie : Assieds-toi. Mais depuis qu’on y embarquait les esclaves, elle n’était plus connue que sous le nom de Sigi-Thyor : Assieds-toi et pleure. (p.33)


Le parallélisme comparatif, à la fois temporel et factuel, que contient cette ouverture de chapitre permet de facto à l’écrivain de développer son discours dénonciateur de l’expansion esclavagiste en Afrique subsaharienne. Une seconde comparaison suit ainsi l’analepse pour expliciter concrètement la plaie béante qui vient de scarifier brutalement ce continent, en un temps très court, c’est-à-dire entre le moment de la naissance de Bayangumay et de son passage à la maturité comme le suggère cette remarque du narrateur : « Et les Anciens comparaient le corps nouveau de l’Afrique à un poulpe cloué sur la grève, et qui perd goutte à goutte de sa substance […] » (p.33). De plus, Schwarz-Bart utilise cette analepse pour établir un lien de cause à conséquence entre l’avancée exponentielle de l’esclavagisme au Sénégal et le recul géographique des Diolas. En effet, tel un ethnologue, l’écrivain souligne que, pour se protéger du colonisateur et de la Traite, ces derniers ont dû s’exiler en leur propre terre, se reclure, voire s’emprisonner, dans des zones marécageuses, aussi éloignées que possible des axes de communication et conséquemment des lieux de déportation. L’extrait ci-dessous en témoigne :


Fuyant les abords de la Casamance, voie traditionnelle des marchands d’hommes, les Diolas s’enfonçaient lentement en des marais peu accessibles. […] Des palissades aiguës se dressaient maintenant autour des villages, s’insinuaient à l’intérieur des enclos, entouraient la plus modeste case d’une hauteur hérissée à l’image de la méfiance universelle. (p.33-34)


Il paraît donc naturel que la représentation littéraire d’un tel bouleversement de l’ordre des choses, et de ces êtres devenus soudainement possessions par l’acte colonial, entraîne le renversement ponctuel de la chronologie narrative de La Mulâtresse Solitude. L’analepse, en tant que procédé rétrospectif, constitue en conséquence un moyen parfaitement adapté à la création de cet effet escompté.

Pour prolonger et renforcer ce dernier, André Schwarz-Bart n’hésite d’ailleurs pas à utiliser le corollaire de l’analepse, à savoir la prolepse. L’épilogue de l’œuvre correspond en effet à une projection narrative dans l’avenir, et de ce fait, permet la fusion des temps passé, présent et futur. L’écrivain imagine ici l’errance d’un touriste sur les lieux de l’ultime combat des marrons contre les troupes républicaines, bataille sanglante racontée peu avant le dénouement du roman. Il confie ainsi au lecteur sa fantasmagorie :


Si l’étranger insiste, on l’autorisera à visiter les restes de l’ancienne Habitation Danglemont. […] Ressentant un léger goût de cendre, l’étranger fera quelques pas au hasard, tracera des cercles de plus en plus grands autour du lieu de l’Habitation. […] Alors, s’il tient à saluer une mémoire, il emplira l’espace environnant de son imagination ; et, si le sort lui est favorable, toutes sortes de figures humaines se dresseront autour de lui […]. (p.155-156).


La projection de cette potentielle rencontre fantasmatique avec les revenants de cet épisode historique meurtrier semble donc symboliser la nécessité du devoir de mémoire pour pouvoir bâtir un avenir commun, c’est-à-dire transformer le chaos historique en fondation d’une nouvelle humanité. Afin de susciter une prise de conscience des leçons de l’Histoire chez le lecteur, Schwarz-Bart enrichit d’ailleurs l’épilogue d’une dernière comparaison qui assimile les spectres de l’Habitation Danglemont aux « fantômes qui errent parmi les ruines humiliées du Ghetto de Varsovie » (p.156). L’auteur conclue ainsi son œuvre sur une double rupture rythmique du récit via un déplacement spatial (de la Guadeloupe, il passe à la Pologne) conjugué à un retour au temps présent inéluctablement marqué dans sa chair par les dérives du passé.

En somme, l’ellipse, l’analepse, la prolepse et la description onirique permettent l’intrusion ponctuelle de scissures spatio-temporelles au fil des deux volets de la narration, ce qui a pour effets d’en dynamiser le rythme mais aussi d’en complexifier le sens. Celui-ci ne peut alors être totalement révélé sans l’intervention imaginative du lecteur. Par conséquent, l’utilisation de ces procédés narratologiques semble faire écho au bouleversement historique et à la perte de repères, sinon à la déshumanisation, qu’a engendrés le sujet même du roman, à savoir la Traite négrière. C’est pourquoi, nous considérons La Mulâtresse Solitude comme un roman représentatif de la fondation à la fois structurelle et rythmique du chaos tout en lui conférant une valeur apocalyptique[7] au sens religieux du terme.

 

Marine Piriou
 

[1] André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, Paris, Ed. Seuil, 1972. Tout au long de cet article, les citations extraites de La Mulâtresse Solitude sont suivies entre parenthèses de la référence de la ou des page(s) concernée(s).

[2] La première partie de La Mulâtresse Solitude commence à la page 11 et s’achève à la page 45. Elle ne représente donc qu’un quart du récit total.

[3] Nous parlons ici du personnage de Bayangumay, et non de Solitude.

[4] Cf. Paul Gilroy, L’Atlantique noir: Modernité et double conscience, Paris, Ed. Kargo, 1993, Ch. I, p.19.

[5] Georges Yémy, Suburban Blues, Paris, Ed. Robert Laffont, 2005, p.45.

[6] Cf. La Mulâtresse Solitude, chapitre I de la première partie, p.11 : « Il était une fois, sur une planète étrange, une petite négresse nommée Bayangumay. Elle était apparue sur terre vers 1750 […] ».

[7] Etymologiquement, le mot « apocalypse » vient du latin ecclésiastique apocalypsis et du grec apokalupsis qui signifient tous deux « révélation divine ». Cf. Grand Usuel Larousse, coll. In Extenso, Paris, Larousse-Bordas, 1997.

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commentaires

S
Bonjour Marine,<br /> A la lecture de ton article se croisent de nouveau des problématiques qui nous sont chères, celles de la fiction et de la représentation en instance littéraire, notions que nous ne parvenons décidément pas à épuiser. Les précautions que Swartz-Bart met en place dans son texte, à travers l\\\'utilisation de l\\\'ellipse ou de la sugestion, concourent à inscrire le texte dans un souci de vérité (ne pas dire c\\\'est prendre le parti de l\\\'irréprésentable en rapport avec une réalité historique) et appellent une réflexion. Le langage ne semble pas à la hauteur de l\\\'événement et le choix de l\\\'indicible retient l\\\'auteur. Cependant la passerelle métissée de l\\\'imaginaire du lecteur comme venant combler les non dits du texte ne laisse-t-elle pas surgir la possibilité d\\\'une représentation conditionnée par le texte même ? Soit celle-ci est déléguée à l\\\'instance imaginaire mais elle semble envisageable, comment alors répondre à cette contadiction ? L\\\'imaginaire deviendrait-il capable de représenter la réalité ? Est-ce ici l\\\'avènement d\\\'un devoir de mémoire littéraire ?<br /> Merci pour ton article<br /> Sandrine
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