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19 janvier 2010 2 19 /01 /janvier /2010 00:01

« Toussaint Louverture : dramaturgie du Résistant, de l’allégorie au concept. Un hommage à Haïti. »

par Célia SADAI

 

Saturation des ondes. Depuis quelques jours, c’est le décompte mathématique, la mesure statistique ou la déploration mystique - et je n’ai pas la télévision. Ce matin, dès 7h, France Culture dédie sa matinale à Haïti,  qui enfle par les mots comme un personnage de tragédie, inlassablement raconté et éventré. Haïti et son corps insulaire qui n’est plus qu’un charnier ; exhibé au balcon impudique des quêteurs d’images édifiantes.

Le tragos. Haïti au sort scellé par le tribunal démocratique. Le billet d’Alexandre Adler.  Le point sur la milice anti-démocratique des Tontons Macoute ; sans compter l’impuissance des régimes anti-démocratiques de Dessalines, Duvalier, Aristide ou Préval… La nation piégée par l’éternel retour des catastrophes climatiques et des guides providentiels manchots n’inspire que des récits fatalistes. C’est pourquoi le président Nicolas Sarkozy retrousse ses manches, tout comme Lula, Barack Obama et Stephen Harper. Les Quatre Fantastiques s’en vont conjurer la malédiction, comme Nicolas Sarkozy l’annonce dans sa conférence de presse du 14 janvier 2010 : « Haïti n'a pas vocation à être un pays martyr. Cette nouvelle tragédie  peut être la dernière si la communauté internationale se mobilise pour aider ce  pays ». D’autant que plusieurs ministres du gouvernement haïtien ont péri dans le tremblement de terre. Ce matin, Alexandre Adler sanctionne le « cas Haïti »: « La Coopération est la voie nécessaire à la reconstruction d’Haïti.» 

Une vue. Un reporter raconte sans excès le décor d’apocalypse – le rythme est désespéré pourtant : « Il ne reste plus rien ». Même chose pour l’ambassade de France, dont un mur s’est entièrement effondré pour ouvrir le huis clos diplomatique à son voisin, un bidonville grouillant et odorant. Premier pas vers un effort de « coopération » ?

Une vue de l’esprit. Petite, je regardais cette telenovela brésilienne sur l’esclavage, Isaura (adaptée du roman de Bernardo Guimarães, A escrava Isaura, 1875). Je regardais aussi l’histoire de Kunta Kinté dans l’adaptation télévisée du roman d’Alex Haley, Roots (1976). Je ne comprenais pas très bien d’où venaient ces esclaves, ni pourquoi on était si méchant avec eux… Les traits victimaires étaient tellement grossis qu’il n’y avait pas de place pour une conscience de souffrir. La communauté des esclaves y fonctionnait comme un corps christique et maudit. Ces récits m’ont initiée au sentiment d’injustice. Pourtant, deux Haïtiens m’ont appris à me méfier de ce même sentiment. Le premier, Toussaint Louverture, par l’acte de révolte, et de sabotage d’un système. Le second, Dany Laferrière, par l’acte d’écriture, et de sabotage des émotions prescriptives sur le « martyr caribéen » (Pays sans chapeau, 1999 et La chair du maître, 2000) : j’ai alors l’intuition que toute saisie de ce « tragique » de l’extérieur est un débordement de paroles impertinentes, néfastes et vaines. A chacun sa centralité, en quelque sorte.

 [Je crains] que cette catastrophe ne provoque un discours très stéréotypé. Il faut cesser d'employer ce terme de malédiction. C'est un mot insultant qui sous-entend qu'Haïti a fait quelque chose de mal et qu'il le paye. C'est un mot qui ne veut rien dire scientifiquement. On a subi des cyclones, pour des raisons précises, il n'y a pas eu de tremblement de terre d'une telle magnitude depuis deux cents ans. Si c'était une malédiction, alors il faudrait dire aussi que la Californie ou le Japon sont maudits. Passe encore que des télévangélistes américains prétendent que les Haïtiens ont passé un pacte avec le diable, mais pas les médias… Ils feraient mieux de parler de cette énergie incroyable que j'ai vue, de ces hommes et de ces femmes qui, avec courage et dignité, s'entraident. Bien que la ville soit en partie détruite et que l'Etat soit décapité, les gens restent, travaillent et vivent. Alors de grâce, cessez d'employer le terme de malédiction, Haïti n'a rien fait, ne paye rien, c'est une catastrophe qui pourrait arriver n'importe où. Il y a une autre expression qu'il faudrait cesser d'employer à tort et à travers, c'est celle de pillage. Quand les gens, au péril de leur vie, vont dans les décombres chercher de quoi boire et se nourrir avant que des grues ne viennent tout raser, cela ne s'apparente pas à du pillage mais à de la survie. Il y aura sans doute du pillage plus tard, car toute ville de deux millions d'habitants possède son quota de bandits, mais jusqu'ici ce que j'ai vu ce ne sont que des gens qui font ce qu'ils peuvent pour survivre.[1]

 

Haïti anthropomorphique et anthropophage. L’ogresse qui a dévoré ses propres enfants… Point de chute de la Traversée. Point d’ancrage du commerce triangulaire. Point d’origine de la ruse maronne des Caribéens, aussi.

Toussaint Louverture. Lecture croisée d’Olympe de Gouges et d’Aimé Césaire. La première, humaniste abolitionniste et révolutionnaire, me fait découvrir ce nom aux sonorités qui me sont alors étranges : Toussaint Louverture, déréalisé et fantasmatique. Chez Aimé Césaire je saisis en Toussaint Louverture le héros fondateur d’un épique noir ; tel un Chaka Zulu caribéen. Quand je voyage à la Nouvelle Orléans, je constate : nombreux sont les fils que d’orgueilleux parents prénomment Toussaint.

Miraculés de la terre. Plus tard je découvre les théories marxistes de Frantz Fanon (Les Damnés de la terre, 1961). Le psychiatre martiniquais y porte le projet utopique d’un tiers-monde révolutionnaire. Et petit à petit les choses s’organisent, et se fédèrent autour d’une figure : le Résistant allégorique, un Toussaint Louverture archétypal. Haïti a engendré ce dont les hommes ont soif : une figure mythique d’identification. Toussaint Louverture est un héros historique, mais aussi symbolique et conceptuel. Tel Prométhée, il a insufflé aux consciences noires et aliénées le pouvoir de briser les chaînes. Otez vos baillons, et regardez dans ce miroir, je vous présente votre humanité. Ainsi, aux mystiques impuissants à conjurer la malédiction, je répondrai qu’Haïti est la terre où le miracle s’est produit. Déshumanisé, désincarné et instrumentalisé, en proie à une logique impériale accablante, Toussaint Louverture a inspiré les luttes d’émancipation des siècles à venir. Si Haïti n’a d’autre mérite que d’avoir été le lieu de cette dramaturgie héroïque – eh bien racontons-le quand même.

C’est par le prisme de cet acte légendaire que s’est édifié le regard porté aux littératures postcoloniales. Un regard tendu vers l’effort d’affranchissement et la soif de liberté. A ce titre, la révolte de Toussaint Louverture est le geste poélitique fondateur.

[Paroles de Dany Laferrière à Frankétienne quand, suite au tremblement de terre, Frankétienne doute de l’utilité de l’art] : - Ne laisse pas tomber, c'est la culture qui nous sauvera. Fais ce que tu sais faire. Ce tremblement de terre est un événement tragique, mais la culture, c'est ce qui structure ce pays. Je l'ai incité à sortir en lui disant que les gens avaient besoin de le voir. Lorsque les repères physiques tombent, il reste les repères humains.[2]

 



[1]  Propos de Dany Laferrière recueillis par Christine Rousseau pour Le Monde du 16 Janvier 2010 : « Haïti : le témoignage bouleversant de l'écrivain Dany Laferrière »

[2] Idem.

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