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13 décembre 2009 7 13 /12 /décembre /2009 14:19

Présentation

 

 

La fondation comme horizon littéraire francophone

Par Ali Chibani

 

 figures tutelaires

L’histoire des littératures francophones a été ouverte par des écrivains qui ont été, par leurs styles et leur engagement politico-littéraire, à la hauteur des exigences de leur temps marqué par la domination coloniale sous ses différentes facettes. Jean Amrouche, Aimé Césaire ou encore Léopold Sédar Senghor incarnent ces fondateurs qui continuent, par leurs textes et initiatives, à hanter les écrits des nouvelles générations d’écrivains francophones. Du 4 au 6 octobre 2006, un colloque intitulé « Figures tutélaires, textes fondateurs. Francophonie et héritage culturel » a été organisé en Sorbonne sous la direction de Beïda Chikhi. Les Actes de ces trois jours de travail viennent d’être publiés[1].

 


Ces journées de travail ont réuni des universitaires et des écrivains pour répondre à trois questions que leur a posées Beïda Chikhi dans sa présentation en référant à un autre fondateur : « Mais qui sont les fondateurs ? s’interroge Kateb Yacine dans son Polygone étoilé (1966). Qu’ont-ils fait ? Quel héritage nous ont-ils légué ? » (p. 9). La répartition des interventions a suivi un ordre géographique. La première journée, consacrée à la Caraïbe et à l’Afrique subsaharienne, s’est attardée sur le premier Congrès des écrivains et artistes noirs en Sorbonne. Les différentes communications se sont particulièrement concentrées sur Aimé Césaire qui, d’après le poète Jean Metellus, « a désinhibé les nègres du monde entier. Et en les désinhibant, il leur a donné la parole d’une très belle façon, dans la forme et dans le style ». Dans une réflexion intitulée « Figures tutélaires de la Caraïbe. Aimé Césaire : la révolution haïtienne et la responsabilité de l’homme de culture », Priska Degras interprète l’Afrique césairienne comme le lieu qui « rassemble, dans sa synthèse poétique, toutes les Afriques espérées, rêvées mais aussi toutes les cultures dominées par une Europe impérialiste… ». Anne Douaire-Banny, de son côté, s’intéresse à Stella (1859) d’Emeric Bergeaud et explique les raisons pour lesquelles cette œuvre a été qualifiée, à sa sortie, de « premier roman écrit par un Haïtien » et non de « roman haïtien ».

 

La figure de Stella appelle naturellement celle de Nedjma, autre figure stellaire, de Kateb Yacine, écrivain dominant de la seconde journée consacrée au Maghreb et à « la démultiplication généalogique ». Il est intéressant de s’arrêter un instant sur la présentation préparée par Zohra Mezgueldi, de l’université Hassan II à Casablanca, et dont le thème est « Le séisme fondateur dans l’œuvre de Mohammed Kheïr-Eddine[2] ». On connaît cet auteur chleuh pour son écriture sismique. D’ailleurs, son premier roman, Agadir, s’inspire du séisme qui a ébranlé la ville d’Agadir en 1960. Il génère une écriture dissidente et rebelle à toute forme d’autorité qu’elle soit paternelle, étatique, religieuse ou littéraire : « Dès son avènement, nous dit Mezgueldi Zohra, l’écriture de Khaïr-Eddine se veut en rupture et “la guérilla linguistique” que l’écrivain déclare alors, s’exerce en premier lieu contre l’écriture elle-même. Aucune linéarité, aucune chronologie, le texte frappe et déroute par son aspect chaotique et la destruction des formes qu’il opère ». Nabile Farès, en répondant aux questions de Beïda Chikhi lors d’un débat en présence de Leïla Sebbar, a expliqué sa position d’écrivain, anthropologue et psychanalyste sur la fonction du « fondateur » :

 

D’abord, on voit qu’il y a une figure du fondateur qui vient vous interroger, non seulement pour que vous lui rendiez compte, mais en même temps, parce que vous devez vous en séparer. Ensuite, [...] c’est l’occasion de trouver “un” passage vers d’autres énergies que celles qui poussent les peuples les uns contre les autres (on pourrait dire aussi les uns avec les autres, les uns sans les autres), et actuellement cette question nous est posée, à nous en tant qu’écrivains. En effet, nous sommes à l’articulation de ce qui aurait été possédé, de ce qui aurait été dépossédé, et nous devons reposséder ce qui a été le lieu de la dépossession.

 

Le fondateur et le tutélaire se retrouvent ainsi rattachés au vide, à la perte, qui appellent la création comme quête, voire reform(ul)ation, de l’objet perdu. C’est ce que confirme Leïla Sebbar en parlant de son recours à l’image comme « représentation visible sans la langue » pour réussir là où l’écriture a échoué : la reconquête du legs paternel dont l’auteur ne parle pas la langue (l’arabe).

            Outre Amrouche, Césaire et Senghor, ce colloque a mis en lumière le rôle fondateur de Charles-Ferdinand Ramuz[3] (Suisse-Romande), Charles De Coster (Belgique) et Gaston Miron (Québec). Tous ces fondateurs ont joué un rôle essentiel dans la légitimation des littératures francophones et survivent en tant qu’autorités littéraires (dépassant le cadre artistique, elles sont souvent des figures politiques) qui ont tracé la voie aux écrivains suivants. Leur omniprésence pèse sur ces derniers qui oscillent entre désir d’assumer leurs filiations et désir de tuer le père tutélaire pour se libérer de son emprise et des règles qu’il a édifiées. Irréductibles à leurs actions dans leur actualité, les fondateurs et les tutélaires, qui ouvrent des portes sans jamais les refermer, nous interrogent surtout sur notre devenir et notre avenir.

 



[1] Figures tutélaires, textes fondateurs. Francophonie et héritage culturel, dir. Beïda Chikhi, Paris, PUPS, 2009.

[2] Lire aussi notre article sur Une odeur de mantèque du même auteur.

[3] Lire aussi notre article sur La Grande peur dans la montagne.

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12 décembre 2009 6 12 /12 /décembre /2009 16:12

Présentation

Irène Némirovsky au chevet du corps malade

Par Sandrine Meslet

 

 

Pour soulever un poids si lourd

Sisyphe, il faudrait ton courage.

Je ne manque pas de coeur à l'ouvrage

Mais le but est long et le temps est court

 

Le Vin de solitude par  Irène Némirovsky pour Irène Némirovsky

 


 

Suite francaise nemirovskyL’histoire du dernier manuscrit d’Irène Némirovsky, romanesque au possible[1], ne doit pas occulter la célébration littéraire dont il est question dans Suite française[2]. Écrivain oublié puis redécouvert, Irène Némirovsky, dans cette flamboyante fresque, nous livre des pages inspirées par les plus grands. Comment ne pas reconnaître l'ironie mordante de Proust ou la poésie symbolique de la fin du XIXe ? Style classique et académique mêlé au souffle de la prose lyrique, le chant double de cette observatrice des heures les plus sombres de notre histoire prêche, accuse, lance un mot, pour enfin épouser les contours du corps français, malicieusement et sensuellement dépeint par sa plus fidèle maîtresse. Nous évoquerons rapidement les circonstances historiques, incontournables pour comprendre la construction du récit, puis nous nous attarderons sur l'esthétique du fragment, de l’hésitation prolongée et assumée entre deux romans et deux humanités.

 

Une œuvre double pour une humanité dualiste

            Ce testament français, longuement médité par une femme qui écrit dans l'urgence, laisse entrevoir une France éternelle, peuplée d'une humanité capable du pire. Hommes du devant de la scène ou bien simples gens issus des classes populaires sont ici convoqués sous une plume qui traque l'opportunisme, distillant sans concession courages et lâchetés d'une nation mise à nu. Jetée sur les routes de France dans la première partie Tempête en juin ou bien enfermée dans une petite ville rurale dans Dolce la seconde partie, le récit en deux temps semble marquer l’hésitation de l’écrivain entre deux romans. Les deux parties sont de longueur égale mais elles choisissent de présenter la guerre sous deux aspects différents. Tempête en juin propose de revenir sur la tragédie de l'exode, après la déroute de l'armée française en 1940, en suivant le parcours de plusieurs protagonistes. Paris sera le point de départ de cet exode qui brasse sur les routes des personnages appartenant à des classes sociales distinctes et qui sont sur le point de tout perdre.

            On trouve ainsi un nanti qui répugne à se retrouver au plus près de la populace lors de l'évacuation de Paris et qui ne songe qu'à sauver ses œuvres d'art. L'auteur lui réserve une sortie des plus ironiques puisqu'il finira par disparaître sottement, sa fin rappelant une nouvelle fois le caractère éphémère de l'existence qui ne se soucie pas de l'identité de celui qu'elle frappe. Le lecteur les suit par intermittence et semble lui-même jeté sur les routes de France d'où il ne reçoit que des bribes de destin. A l'inverse, Dolce met en scène des personnages ancrés dans un quotidien qui tentent de s'organiser après l'arrivée de l'armée allemande, l'incipit s'ouvre d'ailleurs sur cette arrivée à la fois redoutée et attendue. Chacun des deux récits met l'accent sur une face cachée de la persona France, ces morceaux de destins forment ainsi une hydre, monstrueuse et fascinante, à jamais insaisissable. Cette construction assumée et revendiquée par l'auteur, ainsi que l'indiquent les notes prises par Irène Némirovsky au cours de la rédaction du roman, permet de ménager un suspens et s'apparente à une technique cinématographique recherchée. Malheureusement Irène Némirovsky n'aura jamais l'occasion de rassembler ses notes, ni même d'achever son récit, puisqu'elle est arrêtée par les gendarmes français et déportée à Auschwitz où elle sera gazée en 1942. Son roman Suite française sera conservé par ses filles et traversera miraculeusement la guerre avant d'être redécouvert tardivement et enfin publié en 2004.

 

Splendeurs et misères : traquer les travers, célébrer les courages

 

Comme c'était la saison des roses, au-dessus de chaque porche s'ouvrait une belle fleur largement épanouie, riante, qui laissait guêpes et bourdons pénétrer en elle et lui manger le c œur...

 

            La poésie présente dans le roman semble le seul rempart qu’Irène Némirovsky élève face à la déroute française. Ainsi elle recueille et préserve une part de ce qui lui apparaît relever de la France éternelle. La saison, loin d'être ignorée, sert même de toile de fond à cette évocation de la guerre. La vie se poursuit malgré la guerre et c'est finalement la nature qui le rappelle aux hommes. Pourtant si cette nature réveille les hommes de leur longue léthargie, se rappelle à eux pour leur redonner l'espoir ou encore le souffle, son insuffisance est flagrante. La nature passive n'est qu'un reflet de l'homme, elle est à l'image des hommes qui la peuplent : avide, impatiente, indomptable. Ce que l'auteur décrit dans ce roman est une nation en quête de repères, qui vacille, se reprend et sombre.

            Ainsi l'animalité et la bestialité des adolescents pris en charge par Philippe Péricand, le jeune ecclésiastique idéaliste, lors de leur périple à travers la campagne sont à ce titre édifiantes. L'auteur distille une inquiétude grandissante, et fait alterner les moments de tension et de complicité entre les jeunes hommes et le prêtre. L'obéissance risque alors de ne durer qu'un temps et le lecteur craint le réveil de pulsions.


Encore une fois ils obéirent. Ils regardaient les arbres, le ciel, les fleurs, sans que Philippe pût deviner ce qu'ils pensaient... Ce qui leur plaisait, semblait-il, ce qui parlait à leurs c
œurs, ce n'était pas le monde visible mais cette odeur enivrante d'air pur et de liberté qu'ils respiraient, si nouvelle pour eux[3].

 

            Alors que l'harmonie semble enfin trouvée avec le groupe, les choses s'emballent lors d'un campement nocturne situé tout près d'un château. Car le personnage de Philippe Péricand, issu d'une riche famille, oublie qu'il ne vient pas du même milieu que ceux dont il doit assurer la sécurité. Le lieu qu'il choisit ne peut que tenter des adolescents en mal de reconnaissance. La scène nocturne s'imprègne alors d'une atmosphère apocalyptique, les laissés-pour-compte d'hier deviennent les acteurs d'un meurtre gratuit dont la sauvagerie et l'inhumanité ne semblent pouvoir les ébranler.

            Les circonstances de l’écriture du manuscrit expliquent en partie cette construction. Irène Némirovsky est portée par l’histoire française des années 40, l’urgence de l’écriture ne lui laisse pas de répit et en cette fin d’année 1942, Némirovsky se sent traquée. La fin est proche, il lui faut donc écrire avant de disparaître, et ne pas laisser l’oubli recouvrir ce passé français. C'est une France éternelle entre déchirures et révolte que célèbre l'auteur mais cette Suite française est également un testament empli d'espoir, celui d'une amoureuse inconditionnelle des mots :


Mon Dieu! que me fait ce pays ? Puisqu'il me rejette, considérons-le froidement, regardons-le perdre son honneur et sa vie. Et les autres que me sont-ils ? Les Empires meurent. Rien n'a d'importance. Si on le regarde du point de vue mystique ou du point de vue personnel, c'est tout un. Conservons une tête froide. Durcissons-nous le c
œur. Attendons.

 

 


[1] Une exposition a été réalisée cette année au Museum of Jewish Heritage de New York ne démentant ni le succès du roman posthume d'Irène Némirovsky ni l'intérêt du public pour le tragique destin de la romancière.

[2] Irène Némirovsky, Suite française, Denoël, 2004, 448 p.

[3] Ibid., p.217.
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2 décembre 2009 3 02 /12 /décembre /2009 15:38

Présentation

Palestine de Hubert HADDAD 

 

« Le miracle d’une impossible rencontre »

 

Par Armen A.

 

 

 

Cham el Nessim, littéralement « respire la brise », est une tradition païenne immémoriale qui salue le retour du printemps en Egypte. Cette fête de la renaissance est œcuménique. Célébrée à la fois par les musulmans et les coptes, elle correspond également à l’époque des Pâques juive et chrétienne, commémorations de deux résurrections : celle de l’identité du peuple juif qui s’affranchit de l’esclavage et s’exile vers le pays de Canaan, et celle du Christ qui sauve les hommes des péchés du monde.

 

Le roman d’Hubert Haddad s’ouvre dans une fausse lenteur, un « effet de ralenti », une respiration étouffée pressentant le déluge qui emporte très tôt le jeune Cham, soldat de Tsahal pris au piège dans une embuscade, sévèrement blessé puis enterré vivant par des activistes d’un groupuscule palestinien. Cham, prénom du fils maudit de la Bible d’avoir vu la nudité de son père Noé, en appelle alors à sa mère, puis à Mama Quilla, déesse lune des Incas, et finit par s’extirper de sa tombe. Il est recueilli dans la maison d’Asmahane, la veuve d’une figure politique arabe assassinée. Asmahane a perdu la vue par fidélité, pour sauver en elle l’image de son amant, et a perdu la trace de son fils Nessim, que tous tiennent pour mort, à l’exception de sa sœur Falastin (Palestine), qui voit sous les traits de l’étranger le visage de son frère. Un second récit commence alors – on peut presque parler de chant pour évoquer cette prose à la fois onirique et mélodieuse – celui du miracle de la résurrection de Cham en Nessim, ou plutôt en Cham-Nessim, et de son amour pour Falastin.

 

La relation entre Cham-Nessim et Falastin est celle de deux absents-au-monde qui se retrouvent par accident de l’histoire et dont les symboliques se complètent miraculeusement.

Falastin depuis la mort de son père en « sa douzième année, à force d’ascèse ingénue, […] n’est plus de ce monde ». Son détachement de l’existence n’est pas un abandon, mais un isolement de sa conscience dans une forteresse inexpugnable, qui fait dire à sa mère « ma fille est folle, elle s’imagine invulnérable ». Symbole de ce pays, enracinée dans l’histoire et en communion avec le peuple, elle est « la terre, [le] souffle du vent dans les amandiers, […] la grande nuit forgée d’étoiles et de songes. ». Elle embrasse sans le comprendre son destin absurde. Distante de l’instant présent, elle ne s’abandonne ni dans l’amour ni dans la haine ; immortelle « aux entrailles asséchées », d’une maigreur telle que sa beauté en devient implacable, elle est cependant le socle et la mémoire de la possibilité d’amour. En réponse à la révolte de Cham-Nessim, elle souffle dans un demi-sommeil : « Sois plutôt le maudit que celui qui maudit. […] Un jour la paix viendra et nous pourrons tous nous aimer. ».

 

Cham-Nessim est lui absent-au-monde-passé. Sa mort et sa résurrection le jettent « sans héritage dans un monde confus », et lui permettent de « prétendre à une liberté sans commune mesure ». Il n’est pas passé de l’autre côté du miroir, il l’a brisé. Toute l’Histoire est en lui, mais il ne sait rien, il n’est entravé par rien. Falastin demande « aimer, n’est-ce pas mourir ? » Cham-Nessim répond à l’envers : déjà mort, il peut désormais aimer, ou haïr. Près d’elle, qui est « tout l’horizon de son être », il s’abandonne corps et âme :


Une poignée de cheveux dans la main, elle avait tiré la tête de Nessim en arrière. Ses lèvres se posèrent, entières, sur celles entrouvertes de l’homme. Tu es mon frère et je t’embrasse, chuchota-t-elle souffle contre souffle. N’es-tu pas mon frère ? Je t’aime plus que la vie pour toujours ! répondit-il paupières closes.

 

Loin d’elle, il n’est plus « qu’une charge superflue », car « elle seule pouvait faire tressaillir en lui un reliquat d’illusion vitale. » Une charge malléable tout juste bonne à se faire sauter parmi la foule.

 

Le miracle et l’espoir de cette parabole apolitique et universelle, de cette prophétie peut-être, résident dans la rencontre de ces deux êtres hors du temps. La possibilité d’amour et de fraternité surgit entre les peuples lorsque l’histoire éternelle, chaotique mais distanciée (incarnée par Falastin) trouve la brise nouvelle du printemps, la bonne volonté d’une humanité régénérée qui ne s’arrête pas aux frontières et parle le langage de l’autre (Cham-Nessim).

Livrée à elle-même, sans perspective historique (donc sans Falastin), la foi naïve de Cham-Nessim ne fait que réagir à l’instant présent, s’égare, et veut répondre à l’injustice par l’injustice, perpétuant le cercle de la violence. Mais sans cette foi, élan mystérieux et gratuit libéré de tout héritage, qui se donne inconditionnellement à l’autre et jette un pont entre les destins, les histoires des deux peuples marchent en parallèle, absurdement hermétiques l’une à l’autre malgré leur proximité, et s’assèchent et perdent la tête. Cham-Nessim, redevenu Cham à la fin du roman quand il apprend que son frère Michael s’est donné la mort, ne peut s’empêcher de penser qu’il « aurait vécu s’il avait pu la rencontrer, s’il avait connu Falastin. »

 

Mais que devons-nous faire ici et maintenant? Faut-il se taire et se résigner à attendre le miracle d’une impossible rencontre ? Hubert Haddad met la réponse dans la bouche du Dr. Charbi, le médecin qui soigne Cham recueilli chez Asmahane, et qui fait la conversation au blessé. La veuve aveugle lui fait remarquer :


Il n’entend pas Docteur, il est trop affaibli… » Le vieux médecin se « relève de guingois, une main sur les reins. Il referme sa trousse en soupirant. Il faut toujours parler, dit-il. Aux moribonds, aux fous, aux ânes, même aux ennemis ! 

 

Hubert HADDAD, Palestine, Editions Zulma, Paris, 2008, p.10.

Id., p.39.

Id., p.52.

Id., p.63.

Id., p.35.

Id., p.109.

Id., p.118.

Id., p.85.

Id., p.110.

Id., p.105.

Id., p.128.

Id., p.155.

Id., p.31.

 

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6 novembre 2009 5 06 /11 /novembre /2009 15:26

Présentation de l’auteur

Par Virginie Brinker

 


          Né à Dakar, l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop est l’auteur de nouvelles, de pièces de théâtre, de scenarii de films, mais surtout de romans, avec des œuvres telles Le temps de Tamango (L’Harmattan 1981; Serpent à Plumes 2002), Les traces de la meute (L’Harmattan 1993), Doomi Golo (Papyrus, 2003) et Kaveena[1] (Philippe Rey, 2006). Son dernier roman, Les petits de la guenon[2] a été publié en septembre 2009 aux Editions Philippe Rey. Il s’agit de la version française de Doomi Golo, roman en wolof que l’auteur a lui-même traduit.

          Les tambours de la mémoire (Nathan, 1987 ; L’Harmattan 1990) a obtenu le Grand Prix des Lettres du Sénégal et Le Cavalier et son ombre (Stock, 1997) le prix Tropiques. Murambi, le livre des ossements[3] (Stock, 2000) fait partie de la liste, établie par le Zimbabwe International Book Fair, des 100 meilleurs livres africains du XXème siècle. Les chorégraphes Germaine Acogny, du Sénégal, et Kota Yamasaki, du Japon, en ont fait une adaptation sous le titre Fagaala.

Ancien directeur de publication du quotidien indépendant sénégalais d’informations générales, Le Matin, Boubacar Boris Diop collabore régulièrement depuis une quinzaine d’années avec plusieurs titres réputés de la presse internationale, et il est également essayiste. Co-auteur, avec Odile Tobner et François-Xavier Verschave, de Négrophobie (Les Arènes, 2005), on lui doit aussi un essai intitulé L’Afrique au-delà du miroir (Philippe Rey, 2007). Il a également collaboré en 2008 à l’ouvrage L’Afrique répond à Sarkozy, chez le même éditeur.

          Dans ce dossier, nous vous proposons de découvrir trois de ces romans : Murambi, le livre des ossements, rédigé lors d’une résidence d’écriture au Rwanda, quelques années après le génocide des Tutsi, ainsi que ces deux romans les plus récents, Kaveena et Les petits de la guenon.

Mais auparavant, laissons parler l’auteur lui-même. Celui-ci nous a en effet très aimablement autorisés à reproduire ici certains de ces propos et nous l’en remercions chaleureusement.

 

Boubacar Boris Diop,

Propos choisis

 

 

A propos de l’écriture en langue française et du concept de « Francophonie »

« Je ne vois pas de véritable avenir pour la littérature africaine en dehors de nos langues. C’est d’ailleurs vers cela que nous tendons depuis quelques années, lentement mais sûrement, en réaction aux impasses et à la faiblesse d’un certain modèle de production littéraire. Cette nouvelle dynamique, complexe et parfois incertaine, permettra à terme de s’apercevoir que tous nos textes actuels en anglais ou en français n’ont été, selon une idée chère à Cheikh ... Pour lire la suite de l'entretien sur notre nouveau blog, cliquer ici

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6 novembre 2009 5 06 /11 /novembre /2009 15:23

Analyse

« Je ne suis quand même pas de ces vieillards qui parlent à tort et à travers »

Par Virginie Brinker

 

           
Dans son dernier roman, Boubacar Boris Diop présente le récit d’un vieil homme, Nguirane Faye, à son petit-fils Badou Tall, exilé à l’Etranger dans un pays dont il ignore le nom. Badou est tout pour son grand-père - « toi, l’enfant de mon fils défunt, le centre de ma vie » (p. 16) – qui entreprend de lui narrer en sept carnets à la fois ses mémoires, la légende de ses ancêtres et la chronique quotidienne de leur petit quartier de Dakar, Niarela : « A ton retour tu en prendras connaissance et ce sera comme si tu n’avais jamais été absent de Niarela » (p. 18). Mais si l’enjeu est de prime abord de pallier cette absence, la mémoire et le récit ne cessent de buter sur un événement traumatique : l’enterrement du père de Badou, Assane Tall. C’est sur l’enterrement que s’ouvre le premier paragraphe de l’incipit, puis Nguirane Faye y revient à plusieurs reprises un peu plus loin, à la page 20 ou encore à la page 126 par la reprise du premier carnet symboliquement appelé « Le récit des cendres ». Le père est d’ailleurs le fil conducteur du roman, des carnets du vieil homme et de sa mémoire divagante : « Mais laisse-moi tout de même t’avertir : si nous continuons à vagabonder ainsi... 
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6 novembre 2009 5 06 /11 /novembre /2009 15:15

                                                                                                                                                                                                              Analyse

Cent jours, mille collines, un million de morts

Par Ali Chibani

 

« C’est en Dieu, disais-je, qu’il est rétrograde de croire de nos jours, mais moi je suis le diable, en moi il est permis de croire. »

Dostoïevski, Les Frères Karamazov.

 

« Mais le monde est un désert, la folie l’a transformé en ossuaire. »

Tahar Djaout, Le dernier été de la raison.

 

 

     

 

 

MurambiZulma 

 

 


Boubacar Boris Diop a été invité par Fest’Africa à participer, avec une dizaine d’autres écrivains, à un voyage de deux mois au Rwanda. Prenant part à une « réflexion sur le génocide de 1994 », Murambi, le livre des ossements
[1] veut comprendre l’insensé, saisir les raisons d’une horreur impensable. L’auteur y dresse des portraits des victimes mais aussi des bourreaux des milices Interahamwe. Chacun d’eux représente un point de vue et une expérience particulière dans le processus d’extermination des Tutsi qui a duré plus d’un mois. L’écrivain sénégalais, Boubacar Boris Diop, relate... Pour lire la suite de l'article sur notre nouveau blog, cliquer ici

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6 novembre 2009 5 06 /11 /novembre /2009 14:31

Analyse

Jeu de piste pour une œuvre caméléon

Par Virginie Brinker

 

 



           
Kaveena
, roman de Boubacar Boris Diop publié en 2006 aux Editions Philippe Rey, est un roman dense et protéiforme. Rédigé à la première personne par Asante Kroma (le Colonel Kroma), chef de la police politique, « flic de l’ombre » pour lequel « traquer les gens et les tuer ... Pour lire la suite de l'article sur notre nouveau blog, cliquer ici

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8 octobre 2009 4 08 /10 /octobre /2009 00:39

Analyse

 

Des valises sans poignées [1]?

 

Pour une lecture comparée de Gare du Nord d’Abdelkader Djemaï

et Epitaphe d’Antoine Matha

 

Par Virginie Brinker

  Matha_Epitaphe.jpg

Epitaphe, le premier roman d’Antoine Matha, écrivain originaire du Congo-Brazzaville, publié en 2009[2], entre me semble-t-il en résonance avec l’œuvre de l’écrivain d’origine algérienne Abdelkader Djemaï, Gare du Nord, publiée quant à elle en 2003[3].

En effet, ce sont deux textes qui évoquent des trajectoires parallèles de migrants, mais aussi de formidables histoires d’hommes et d’amitié. djemai_gare_du_nord.jpg

Bonbon, Bartolo et Zalamite vivent au « Foyer de l’Espérance », tout près de la gare du Nord. Ce sont trois amis d’un certain âge, trois vieux immigrés qui ont connu l’époque où les cartes d’identité mentionnaient encore « Français musulmans d’Algérie ». Raymond et Fargas[4], quant à eux, sont deux jeunes hommes africains qui se rencontrent sur les bancs de l’école (ou plus exactement en se tapant dessus à la récré) et rêvent de partir pour « le pays de Paris[5] », pour fuir la « kleptocratie locale[6] », le premier nourrissant un espoir de jouisseur, et le second des rêves de diplômes plein les yeux, en dépit des avertissements de M. Roussel, leur professeur : « Aujourd’hui comme jadis, c’est la même verroterie qui vous fascine… [7]».

 

Entre tendresse et dérision

La vie des trois compères de Gare du Nord n’est pas bien gaie, mais jamais le texte ne sombre dans le pathos. Pour rendre compte de la misère des trois hommes, le narrateur opte la plupart du temps pour une écriture plate, blanche, dépourvue d’émotion particulière :

 

Frileux depuis son enfance, Bonbon était manœuvre dans des chantiers exposés aux duretés du climat et situés le plus souvent loin de son domicile. Le contrat fini, il lui fallait vite chercher un autre emploi. Il aurait aimé être embauché dans une usine, même comme balayeur ou homme à tout faire, pourvu qu’il ait une place stable et un salaire régulier. A l’abri du froid, il aurait alors été moins souvent malade et le mandat qu’il expédiait à sa famille aurait été plus conséquent[8].

 

Mais le narrateur choisit aussi un ton léger, humoristique, qui met à distance la misère, la vieillesse et la maladie, et fait que le lecteur n’éprouve pas une suffisante compassion pour les personnages, mais au contraire un profond attachement :

 

 Zalamite avait divorcé trois fois et n’avait pas d’enfants. S’il voulait se remarier, comme l’avait prédit Hadj Fofana Bakary, il avait intérêt à bien préserver son petit oiseau, même s’il n’avait plus grand-chose à picorer avec ses trois ou quatre dents qui ne tarderaient pas elles aussi à s’envoler.

 

En fait, à la lecture, ce qui l’emporte c’est l’indulgente et respectueuse tendresse du regard porté sur « les trois chibanis[9] », trois hommes qui se contentent de peu et partagent ensemble les petits bonheurs du quotidien, trois anonymes d’une humanité toute moyenne et pourtant si universelle :

 

Les trois vieux ne fumaient ni ne chiquaient. Mais ils avaient toujours soif, à n’importe quelle saison. Ils croyaient au Très-Haut, mais buvaient leur bière sans grand remords et même avec plaisir. Ils espéraient qu’un petit pèlerinage à la Mecque effacerait toutes les ardoises. Un lavage-dégraissage de leur pauvre carcasse, avant d’atteindre la destination suprême où il n’y a, au rayon boissons, que du miel et du lait[10].

 

Réseaux lexicaux des traditions religieuses et de la modernité du pays de l’exil (marquée tout de même par la réification et la consommation - « lavage-dégraissage », « rayon » -) se mêlent ici avec légèreté, comme si les trois hommes étaient finalement parvenus à un compromis apaisant.

Dans Epitaphe, au contraire, l’opposition des deux cultures correspond à un affrontement radical entre deux systèmes de valeurs[11] et les jeunes hommes en font la découverte frontale, même s’ils n’ont pas la même façon de l’appréhender. En effet, Raymond et Fargas sont comme frères (« un même rythme nous faisait marcher du même pas, à la même cadence[12] »), mais ils sont radicalement différents. Raymond accepte volontiers de jouer les petites crapules pour « sorti[r] de la vie de basse-fosse où [il] croupi[t] [13]», tandis que Fargas intègre l’université. Du point de vue de leur « éducation sentimentale », là aussi les chemins diffèrent. Fargas vit une relation sentimentale d’exception avec Françoise, une jeune métisse, tandis que Raymond accepte pleinement que « dans le pays où il était débarqué, le sexe [soit] une industrie comme une autre[14]. », passant ses soirées à La Palmeraie « la célèbre discothèque où les négroparisiens faisaient la fête[15] ». Raymond devient en effet peu à peu cynique et apprend à profiter des perversions du système : « Il avait également compris le devenir maffieux de la société dite libérale : je deale, tu trafiques, il combine, nous magouillons[16] ».

C’est que la condition de l’immigré se révèle souvent dans le conflit avec d’autres, et ce dans les deux œuvres, que ces « autres » soit Marcel Martinez - le gérant de la brasserie où se retrouvent les trois amis dans Gare du Nord, « un misérable crocodile qui préférait le Pastis aux étrangers » et qui avait oublié « que son propre père, le respectable Enrique Martinez, était venu d’Andalousie, une terre fleurie durant sept siècles par les ancêtres de Zalamite » - ou encore Mme Fernandez (encore un nom hispanique, comme pour dénoncer l’acculturation oublieuse de cette première génération d’immigrés), la coriace employée de la préfecture à laquelle se heurte Fargas par deux fois[17] dans Epitaphe.

Toutefois, le projet esthétique des deux œuvres diffère sensiblement.

Epitaphe évoque en creux Les lettres persanes de Montesquieu, tant par la thématisation de l’étonnement des deux jeunes hommes que par l’écriture. En effet, le champ lexical et les dérivés du terme « étonnement » se déploient à de nombreuses reprises dans le texte, et les deux jeunes hommes ont parfois des airs de Persans débarqués. Citons à titre d’exemple ce passage où Raymond est décontenancé par ses découvertes, alors que c’est habituellement le lot de Fargas dans le roman :

 

Un corbillard qui nous fait nous arrêter, nous signer et nous recueillir ne suscite que de l’indifférence ! La mort est une affaire courante que l’on bâcle à la va-vite ! Les clochards lui furent aussi matière à réflexion. La solidarité familiale, qui pour lui était un postulat, lui rendait incompréhensible le spectacle de ces gens miséreux et abandonnés : N’ont-ils pas de famille, de frères et de sœurs, Fargas ? Mon ami découvrait une grande ville vraiment moderne et la confrontation lui donnait le vertige[18].

 

Comme dans le roman épistolaire de Montesquieu, le décalage des personnages, parfois risible, est en fait une arme redoutable pour critiquer les affres de la société de consommation, les valeurs perdues[19], le sexe-roi[20]

Par ailleurs, il est question, dans les deux œuvres de poétique, via les tentatives scripturales de Fargas dans Epitaphe[21] ou encore le personnage de Med, véritable figure de métatextuelle de l’auteur, dans Gare du Nord. Mais là où les textes de Fargas (cités en italiques à la fin du roman) se centrent sur une écriture de la migrance polémique et satirique, le projet poétique de Gare du Nord (développé à travers les aspirations artistiques de Med au chapitre 9) paraît plus large et plus universel :

 

Med ne se moquerait pas d’eux comme le faisait Marcel le Jockey ou n’importe qui d’autre. Il était leur interprète, leur intermédiaire, le fils qu’ils auraient peut-être aimé avoir. (…)

Depuis longtemps, il avait le projet d’écrire un livre sur tous les chibanis de Barbès. La Goutte d’Or. Un livre simple et limpide, où ils seraient comme chez eux. Un roman sans graisse et sans prétention qui les accueillerait avec leurs forces, leurs fragilités, leurs tatouages, leurs rides et leurs rêves. (…)

Mais il lui faudrait apprendre à mieux entrer dans le temps des chibanis, dans leurs habitudes, à se glisser dans leurs silences, à lire sur leurs lèvres comme s’ils étaient muets (…) Il lui faudrait aussi trouver le meilleur moyen d’approcher, de cerner, d’évoquer leurs vies qui ressemblaient à une valise sans poignée[22].

 

La dernière métaphore est magnifique et aurait pu constituer le titre de l’œuvre qu’il nous est donné de lire, car le projet est en définitive profondément humaniste. Il s’agit de « parler de ceux venus d’ailleurs » (p. 70), d’opérer « un voyage vers les autres et vers tous les chibanis » qui « valait la peine d’être accompli » car « ils étaient les derniers d’une histoire courte mais intense[23] ». Le projet esthétique se veut donc traversée de la mémoire et construction de celle-ci, sans doute dans l’espoir de bâtir un présent plus humain.

 

Le Retour au pays natal comme consécration de l’amitié

Dans Gare du Nord, le « rêve étrange » de Zalamite (raconté dès le chapitre 2), celui de rentrer au pays, est un moteur narratif qui fait imperceptiblement avancer une action par ailleurs toute circulaire, tant elle se fonde sur la routine et la tranquillité de la vie quotidienne des trois chibanis

 

Ils naviguaient dans les rues comme s’ils étaient condamnés à refaire le même itinéraire, les mêmes haltes, à revoir les mêmes arbres du square, à repasser devant les façades qu’ils longeaient depuis des années[24].

 

En effet, l’étrangeté du rêve permet d’abord la rencontre du lecteur avec la figure singulière et haute en couleurs de Hadj Fofana Bakary, ce « mage sénégalais[25] », ce « marabout généraliste » que l’on traite « gentiment de charlatan », ami des trois hommes qui partage leur sentiment d’exil. Mais la véritable explication du rêve est peut-être révélée au détour d’une page, en toute discrétion, tant le texte s’attache à maintenir une sorte de distance pudique entre lecteur et personnages, à travers la mention suivante : « Ils redoutaient aussi de mourir loin de leurs proches[26] ».

C’est que la gare, dans le roman d’Abdelkader Djemaï, a tout d’une figure maternelle accueillant en son sein les trois marcheurs invétérés, véritable allégorie de la migrance infinie et éternelle des personnages :

 

Dès qu’ils approchaient de la gare du Nord, ils se sentaient attirés par une atmosphère chaleureuse, ses formes féminines et par sa lumière douce qui avait la couleur d’une bonne bière. C’était un peu leur port où ils débarquaient au gré de leur humeur, de leur fantaisie. (…)

N’ayant jamais eu de vraies maisons à eux, ils demeuraient là, au milieu des mouvements de la foule, du ballet incessant des bagages, de l’alignement des panneaux publicitaires qui changeaient régulièrement de visage[27].

 

C’est donc sans doute l’espoir secret de ne pas mourir loin de ses proches qui pousse Bonbon, à la fin de l’ouvrage, à aller passer le Ramadan chez sa fille Badra, même s’il ne connaît personne dans la ville qu’elle habite désormais. Et c’est plein d’espoir qu’il s’envole vers la terre de ses origines, et plein de générosité également, persuadé qu’il va pouvoir, comme le lui a demandé son ami, trouver une femme à Zalamite :

 

Là-haut, dans l’avion, les bras sur l’accoudoir et la ceinture bien attachée, Bonbon se disait, au milieu des nuages, que Zalamite n’était pas près de perdre les trois ou quatre dents qui lui restaient. Elles lui serviraient peut-être pour la dernière fois à mordre tendrement dans la pomme de l’amour, dans la chair de la vie[28].

 

… Et c’est finalement sur sa terre que Bonbon quitte celle des hommes, terrassé par une crise cardiaque, condamnant les derniers jours de ses deux amis. De la même façon, l’œuvre d’Antoine Matha se clôt sur un deuil infini, l’épitaphe initiée au début du livre étant reprise à la dernière page, au moment où Fargas rapatrie dans leur pays d’origine, la dépouille de son ami Raymond.



[1] Voir note de bas de page n°21.

[2] Antoine Matha, Epitaphe, Gallimard, « Continents noirs », 2009.

[3] Abdelkader Djemaï, Gare du Nord, Seuil, « Points », 2006 [2003].

[4] Surnom donné au narrateur par son ami Raymond, en hommage au nom de l’acteur qui jouait l’indic dans la série Starsky et Hutch et qui montre combien Raymond est envoûté par la civilisation occidentale, Epitaphe, ibid., p. 23.

[5] Epitaphe, ibid., p. 92.

[6] Epitaphe, ibid., p. 20.

[7] Epitaphe, ibid., p. 34.

[8]Gare du Nord, ibid., p. 52.

[9] Gare du Nord, ibid., p. 16.

[10] Gare du Nord, ibid., p. 16.

[11] Comme l’indique par exemple le passage racontant l’idylle avortée d’Idriss et Mathilde, les parents de Françoise, l’un Malien, l’autre française, et que l’on peut lire comme un apologue au sein du roman, Epitaphe, ibid., p. 65-79.

[12] Epitaphe, ibid., p. 9.

[13] Epitaphe, ibid., p. 40.

[14] Epitaphe, ibid., p. 44.

[15] Epitaphe, ibid., p. 44.

[16]Epitaphe, ibid., p. 94.

[17] Epitaphe, ibid., p.57 et suivantes, puis p. 153 et suivantes.

[18] Epitaphe, ibid., p. 44.

[19] Comme dans le long passage narrant la rencontre de Vincent, le frère de Françoise, avec les musiciens de reggae, pages 98-107. Notons que la musique occupe à partir de ce moment-là une place importante dans l’œuvre, que ce soit le reggae, le tambour ou la musique classique, elle apparaît comme une réponse substantielle face à l’inanité de la société contemporaine. Ce point ne peut être abordé dans le cadre de cet article, mais une réflexion plus élaborée sur le sujet pourrait venir compléter notre dossier n°16 « Littérature et musique » :

http://la-plume-francophone.over-blog.com/categorie-10159235.html

[20] Comme dans le passage très cru de la p. 93.

[21] On peut en lire un florilège, en italiques aux pages 141-150 parmi lesquels « Heurs et malheurs de la télé », « Le bébé et la carte de séjour », « Les joies du supermarché »…

[22] Gare du Nord, ibid., p. 68 puis 70. Nous soulignons l’expression par l’usage d’italiques.

[23] Gare du Nord, ibid., p. 72-73.

[24] Gare du Nord, ibid., p. 34.

[25] Gare du Nord, ibid., citations que l’on retrouvera respectivement aux pages 21, 22 et 23.

[26] Gare du Nord, ibid., p. 29.

[27] Gare du Nord, ibid., p. 39 puis 40.

[28] Gare du Nord, ibid., p. 79.

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8 octobre 2009 4 08 /10 /octobre /2009 00:28

Tout public

 

Immersion au cœur de la création

Par Ali Chibani

 

 

 

« Je t’ai vu courir de page en page, sauter des chapitres parce que tu étais trop pressé d’arriver, avaler les mots si goulûment que j’en perdais le souffle et devais me résigner à te laisser à tes fantaisies » (p. 309). Cette déclaration de l’auteur à son personnage résume bien l’aventure littéraire dessinée par Antonine Maillet dans son dernier ouvrage. Le Mystérieux Voyage de Rien[1] est une fable philosophico-psychanalytique qui entend explorer « … les notions abstraites des rapports entre créateur et création » (p. 183). Il s’agit d’un regard porté sur la création littéraire qui n’est pas sans nous rappeler les analyses du théoricien français Didier Anzieu, notamment dans Le Corps de l’œuvre et Créer/Détruire.

 

Tit-Rien se voit en grande dimension

 

Quand l’auteur, dans Le Mystérieux Voyage de Rien, crée son premier personnage, elle est surprise de le voir pressé de prendre sa liberté. Rien entend couper rapidement les liens avec sa créatrice et mener sa propre vie, sa propre « aventure littéraire », pour reprendre des mots de Tahar Djaout. Si nous faisons référence, ici, à cet auteur algérien, c’est que Rien évoque Ibn Toumert de L’Invention du désert. Il nous fait penser également à Balthazar Bodule-Jules de Patrick Chamoiseau dans Biblique des derniers gestes. En effet, Rien part à la conquête du monde. Il compte, par un voyage intérieur, dominer l’espace, effacer le temps et représenter une humanité, ayant dépassé toutes les formes de division. « De race ni noire ni blanche, vaguement brune, vaguement jaune », Tit-Rien est un « citoyen de partout » (p. 90).

 

Pendant son voyage, qui le fait traverser tous les continents et océans, il rencontre Personne et Quelqu’un. Pour être plus juste, il ne les rencontre pas mais les provoque sans le vouloir :

 

Il se retourne, regarde qui l’a vu, puis soupire, soulagé.

- Personne.

Personne en personne, qui lui tend la main et l’aide à se relever. (p. 17)

 

 Par là, Antonine Maillet insiste sur la construction de l’œuvre littéraire comme fait de contingences, amenées par un désir de connaissance et non par la connaissance. C’est ce désir qui motive le voyage des trois compères et qui va donner une forme inattendue à l’œuvre. L’« apprenti aventurier » (p. 76) élit comme mascotte le castor qui « [s]ans plan d’ingénierie, sans dessin d’architecture, sans solives ni piliers de soutien, avec des restants de bois éparpillés bout-ci, bout-là, des castors qui n’avaient jamais appris à raisonner, calculer ou réfléchir bâtissaient une structure capable de défier le temps et les intempéries » (p. 38).

 

Rien est de petite taille, contrairement à Personne qui peut s’étirer indéfiniment jusqu’à devenir complètement transparent. Quelqu’un, lui, est un marin qui a parcouru le monde mais n’a jamais mis un pied sur terre. En somme, nous voyons s’ébaudir trois personnages issus de l’imagination, de l’extrême Nord. Ce sont là trois représentations du personnage littéraire qui a, pour fonction, de découvrir de nouvelles possibilités d’existence en tant que « [m]achine à créer des histoires, à créer du tout neuf » (p. 11). Ils seront néanmoins confrontés en permanence à la Réalité, comme Impossible, qui se met en travers de leur chemin. La vie, tout comme l’île de Feu, leur montrera surtout son visage grimaçant que son visage souriant. Les trois personnages se retrouvent pris dans les rets de l’Histoire : « S’embarquer, voilà le mot ! que s’écria tout joyeux Tit-Rien. Embarquons-nous » (p. 59), se hissant ainsi au niveau du philosophe français Pascal dont il retravaille la formule : « Nous sommes embarqués ». Rien, Personne et Quelqu’un sont révoltés par la dévastation de la forêt amazonienne, indignés par la destruction des vestiges historiques de l’ancienne Mésopotamie, horrifiés par les massacres en Afrique et par le colonialisme israélien en Palestine. En France, ils font l’expérience du « sans-papiers » chassé par la police… Aussi s’engagent-ils aux côtés des enfants palestiniens, des altermondialistes, des populations de l’Alaska… Tout cela, comme expérience historique, va atteindre son point culminant de signification dans l’expérience ontologique de la fin radicale avec la mort de Quelqu’un :

 

Personne devinait que la digression métaphysique de Rien n’était qu’un long détour vers la seule question qui grafignait son âme depuis leur arrivée au Tibet. Le jour où le Temps, dépassant l’ombre de leur ami, ne s’arrêterait plus pour lui laisser reprendre son souffle, son dernier souffle… (p. 283-284)

 

L’autonomie acquise par Rien dans le processus de création n’est jamais complète. Même si l’auteur le présente comme un personnage sans lien ombilical et sans nombril, sa fuite se limite à ses actions dans le texte. D’un point de vue identitaire, il reste très attaché à son maître créateur. C’est sans doute ce qui explique que la quête de Rien soit au fond une quête mystique. Antonine Maillet, qui fut religieuse au sein de la congrégation Notre-Dame-du-Sacré-Coeur, revient sur « la tentation ». D’ailleurs, pour Rien, le diable, celui qui divise, est à l’est, soit en Orient. C’est à Jérusalem, berceau des religions monothéistes, que Rien s’écrie : « Saperlipopette ! c’est vraiment vrai que le diable se cache à l’est ! » (p. 258) Là, la division a touché le symbole suprême de l’unité idéale du Moi et du Nous : Dieu n’est plus Un, il est plusieurs : « Jéhovah, Allah, Jésus-Christ… Dieu en trois personnes, qu’il conclut. J’ai compris » (p. 260).

 

La tentation sacrée et le retour des fondateurs

 

À travers son voyage, Rien et ses compagnons font l’épreuve qui réinvente le monde comme espace sacré. Ce dernier est le centre qui manque à son corps dépourvu de nombril. Rien le veut à l’image de la religion première dont il se souvient (son approche de la destinée humaine nous rappelle les enseignements védiques sur la question) car il a une mémoire infaillible de ses origines : « Toi, moi, le renard, la saule qui pleure ses sanglots de sève sur la mousse, tout ce qui respire garde la mémoire inconsciente de ses lointaines origines » (p. 35). Il sait qu’il vient des « limbes », l’inconscient de son créateur. En s’appuyant sur sa mémoire et ses sentiments humanistes, il compte réinventer la religion première en réinitialisant les mythes et archétypes fondateurs : « Tit-Rien s’arrête, plonge dans sa mémoire la plus lointaine, nage au plus creux de son inconscient où il voit surgir entre toutes les figures de mythes, contes et légendes, le Chat botté » (p. 234). Le Tit-Rien-tout-neuf slalome dans un filet de références culturelles et littéraires qui nous fait passer de Gilgamesh au Chevalier à la Triste Figure, Don Quichotte, dont la dulcinée qui meurtrit son cœur, et qu’il a rencontrée, comme on peut s’y attendre, par hasard, s’appelle Carmen. Celui qui veut refaire le monde ne peut que passer par la chapelle Sixtine, à Rome, pour contempler la Création du monde de Michel Ange, une fresque qui lui fera comprendre l’histoire de sa naissance.

 

Ce que le personnage de Rien-du-tout ignore, et qu’il apprend au fil de son périple, est que la destination compte peu : « Faut-il absolument atteindre quelque chose ? Est-ce que le voyage ne suffit pas… la vie n’est-elle pas en soi un don ? » (p. 190) C’est ainsi que Rien finit par se forger une personnalité, loin de la volonté de son auteur : « Pas triste, mais inquiète. Si tu as déjà un nom, une volonté, ton petit caractère, comment je vais m’y prendre, moi, pour t’inventer une personnalité ? » (p. 13). Car la réponse à la partialité de l’autonomie du personnage – partialité qui rend nécessaire la présence de personnages-compléments (Personne et Quelqu’un) pour que le héros malgré lui se constitue en sujet – face à son créateur est là : il tire sa force des sentiments avérés ou retranchés de l’auteur. Ce sont ces sentiments qui le rendent sensibles aux questions historiques qui préoccupent Antonine Maillet comme, outre les questions religieuses, l’identité des populations minorisées. L’important alors est dans l’expression de ces expériences, dans leur variabilité et les formes qui les consacrent : « Non, le petit n’oubliait jamais rien, mais avait le don de transposer ses riens en des réalités à dimensions multiples » (p. 94).

 

Rien finit par revenir à son auteur. L’œuvre se clôt alors sur le motif initial. Elle se ferme sur elle-même, dans une fin poétique où l’auteur gagne en modestie. Il sait que l’histoire de son personnage de Rien est celle de bien des personnages littéraires passés et à venir. L’homme ne changera pas. Il a toujours été et sera toujours un monstre destructeur et un enfant rêveur. Le Mystérieux Voyage de Rien se termine sur « [q]uelque chose qui ressembl[e] à une ouverture sur l’humilité » et « [l]es deux compagnons en étaient restés là, sur le sombre constat du disciple qui découvrait qu’il n’était que le maillon d’une chaîne longue comme l’histoire du monde » (p. 304).



[1] Antonine Maillet, Le Mystérieux Voyage de Rien, Paris, Actes Sud/Leméac, 2008, 311 pages, 21 €. Voir aussi notre article sur Les Cordes de Bois du même auteur.

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26 août 2009 3 26 /08 /août /2009 22:37

Naissance et évolution des idées racistes

Par Ali Chibani



 

Quand un chercheur porte son intérêt sur un sujet inédit, il réussit rarement à livrer un travail tout à fait complet. Alain Ruscio a relevé le défi. Dans Le Credo de l’Homme blanc[1], l’historien revient sur plus d’un siècle de discours littéraires, scientifiques et politiques coloniaux et s’intéresse à la naissance du racisme en France aux XIXe et XXe siècles. L’auteur n’oublie pas de signaler les défiances vis-à-vis de la pensée dominante. Pour « garder à ces textes toute la sincérité possible, [Alain Ruscio s’est tenu] à écarter les plaidoyers ou les analyses, publiés après la chute du colonialisme français. » (p. 18)

 

L’ouvrage, préfacé par Albert Memmi, tente de comprendre « l’idéologie qui a sous-tendu les actes du colonialisme français » (p. 14) en montrant le regard porté par les Français sur les autres : « … ces gens vivant ailleurs ne nous étaient décidément pas semblables. Comment diable pouvait-on être si peu blanc ? Comment pouvait-on se nourrir, se vêtir de façon aussi bizarre ? » (p. 12) « Bizarre » est le terme qui définit le mieux le regard du colonisateur sur le colonisé. C’est aussi ce qui a longtemps justifié l’occupation des peuples de l’Asie à l’Amérique en passant par l’Afrique. Le système colonial s’est en effet construit sur des idées-projets : tout ce qui n’est pas blanc est « sauvage » et doit être civilisé… par le pillage de ses richesses.

 

Pour mieux explorer les méandres de l’idéologie coloniale, Alain Ruscio a privilégié la littérature moyenne. Nous entendons par là qu’il expose moins les textes de Victor Hugo, Maupassant, Baudelaire ou encore Charles Trenet que des romans à cinq sous et des ouvrages ou des chansons d’auteurs oubliés de nos jours, prouvant que cet « esprit [colonial] a eu un tronc commun fortement structuré. » (p. 20) Les grands noms scientifiques français et européens, comme Gobineau ou Darwin, ne sont pas oubliés pour autant. Les hommes politiques sont aussi évoqués comme par exemple Jules Ferry, Charles de Gaulle et François Mitterrand.

 

Alain Ruscio montre que « Si le racisme est une attitude mentale éternelle, seul le XIXe siècle a tenté d’appuyer ses affirmations sur des “évidences scientifiques”. » (p. 31) L’historien énumère alors les expériences scientifiques censées prouver l’infériorité de l’Africain et de l’Asiatique, comme la craniologie inventée par Paul Broca. Le Dr Collignon a exclu les Peuls de la catégorie des « nègres » grâce à ses mesures scientifiques qui ont montré que :

 

« Leur nez est plus long et sensiblement moins large que celui des nègres. L’indice bien qu’encore platyrhinien l’est infiniment moins, puisque, dans les séries, il remonte à 91,22  au lieu de descendre à 100 et plus. Mais bien plus, si nous observons des sujets très purs, comme ceux qui sont sous nos yeux, nous trouvons des hauteurs de nez de 50 et même 54 mm, des largeurs de 34 et 36 mm et des indices qui n’atteignent que 69,4, chiffre absolument européen, puisqu’il est à peine supérieur à celui de la majorité des Français. » (p. 51)

 

Alain Ruscio profite de ses recherches pour faire un tour du côté des publicités. Rien de mieux en effet que les messages commerciaux pour nous éclairer sur les idées dominantes d’une société. Pour preuve, il suffit de citer cette publicité : « Avec Javel SDC, pour blanchir un Nègre, on ne perd pas son savon » (p. 47).

 

L’histoire coloniale française n’est pas soumise à une pensée unilatérale. Certes, les idées raciales justifiant le colonialisme dominaient. Toutefois, des exceptions à la règle émergeaient ici et là. Parmi les grandes figures de l’anticolonialisme, l’écrivain d’origine russe Isabelle Eberhardt. L’auteur de Yasmina s’est installée en Algérie et n’a eu cure des interdits de l’époque. Elle s’est mariée avec un Algérien, chose qui n’était pas facile puisque, comme l’indique l’historien, les mariages mixtes étaient condamnés de toute part. On rencontre aussi le nom, moins connu, de Charles Deprez qui, en 1868, s’indignait de la destruction des paysages urbains par le colonisateur : « À bas les maisons mauresques, à bas les passages voûtés, les rampes, les rues tortueuses ! Vivent les casernes de cinq étages, vivent les escaliers, les rues droites, les larges places » (p. 161). Races supérieures vs races inférieures, l’histoire de la pensée coloniale se retrouve face à sa réalité infondée après la première Guerre mondiale. La boucherie des tranchées a montré que la sauvagerie n’était pas chez les colonisés mais chez les colonisateurs, que le Blanc n’était pas si « civilisé » que cela. La seconde Guerre mondiale va radicaliser le tournant marqué par la pensée racialiste après la Grande guerre. Au même moment, la Ligue pour l’indépendance du Vietnam a décidé de reprendre l’indépendance du pays, quelques années avant les « indigènes » algériens.

 

Avec la distance imposée par le temps et la fin du colonialisme, certains des textes répertoriés par Alain Ruscio peuvent prêter à sourire, voire à rire. Mais la réalité nous rappelle à l’ordre : la pensée coloniale a juste mué, elle n’a pas disparu[2]. Loin de là ! Prêtons notre attention aux illustrations qui accompagnent Le Credo de l’Homme blanc. L’Œil de la police fait sa une avec un dessin montrant un soldat français torturé par les « Maures ». Ces derniers, dont le visage est proche du vampire, sont armés de couteaux et de sabres et se déchaînent sur un homme désarmé. Cette image n’est pas sans nous faire penser aux stéréotypes hollywoodiens sur les « terroristes islamistes ». Une affiche publicitaire nous montre un bédouin servant une bourgeoise française. Sur son plateau une bouteille de vin et un verre. L’homme s’incline et on lit en bas de l’affiche : « BYRRH. A l’eau madame, kif-kif oasis dans le désert ». Le regard extasié de la bourgeoise nous rappelle le regard lascif de cette touriste servie par de nombreuses mains sortant de sous son lit. Cette affiche nous l’avons vue, ces derniers mois, dans tous les métros pour vanter la destination marocaine. Les Marocains n’y avaient pas de visages. Ils étaient réduits à leur servitude à la grande satisfaction des touristes. Car l’exotisme[3] motive toujours nos rapports aux autres. Quand ce n’est pas le cas, c’est souvent la peur qui domine. Aujourd’hui encore on entend parler du « péril jaune », de l’inondation de nos marchés par les produits chinois. Une idée qui s’enracine loin dans l’histoire comme le montre cet autre dessin choisi par Alain Ruscio. Il montre un soldat asiatique couché sur le globe terrestre et plantant ses doigts en France. Ce travail est intitulé : « L’invasion jaune ». Nous n’avons pas besoin de nous attarder sur tous les clichés racistes construits au XIXe et début XXe siècles et qui définissent nos regards sur les étrangers en France : l’« arabe » voleur et tueur ; le « Noir », enfant et cannibale ; le « Jaune » travailleur et envahisseur… Et l'idée que l'Africain n'est pas suffisamment entré dans l'Histoire est très ancrée dans les esprits. Dans son allocution du 1 juin 2009 à la Fête de Lutte Ouvrière, Nathalie Arthaud, porte-parole du parti, a dénoncé avec force le désormais célèbre discours de Dakar : « Sarkozy a eu le cynisme méprisant d’affirmer que le problème de l’Afrique, c’est qu’elle n’est pas entrée dans l’histoire. Mais que si ! » Et de rétablir la vérité historique, sans cynisme, : « Aux XVIIème et XVIIIème siècles, le capitalisme en train de se développer en Europe a fait entrer ce continent dans l’histoire par le trafic des esclaves, par la déportation de toute une partie de la population africaine vers les champs de cannes à sucre des Antilles et du Brésil, puis vers les champs de coton des Etats-Unis. » Ainsi donc, l'Afrique n'aurait que deux à trois siècles d'histoire, et ce... grâce à l'Europe ? 

Alain Ruscio, dans Le Credo de l’Homme blanc, a eu raison de ne pas céder aux jugements subjectifs qui auraient été trop faciles et trop expéditifs. Le lecteur peut ainsi s’intéresser à l’histoire des idées racistes en France et, dépassant le cadre ludique, s’interroger sur leur assimilation et continuité actuelles. Il est en effet facile de s’interroger sur ce qui a rendu possible le colonialisme, de condamner la « passivité » des uns et des autres face à la montée du nazisme… Le recul et le temps facilitent tous les jugements. Pour répondre de manière honnête, nous devons nous interroger sur ce que nous faisons contre le capitalisme qui a repris le flambeau du colonialisme pour transférer les richesses des pays dominés vers les pays dominants, ou sur ce que nous faisons pour résister à l’expulsion des « sans papiers »… Nous devons nous interroger aussi sur les clichés racistes répandus au sein de toutes les sociétés, y compris leurs victimes des pays colonisés qui les ont intériorisés, les acceptent ou les reproduisent.

 

 

 



[1] Alain Ruscio, Le Credo de l’Homme blanc, préface d’Albert Memmi, Paris, Editions Complexe, 2002, 409 pages.

[2] Voir nos dossiers sur les « Territoires d’Outre-Mer » et « Albert Memmi ».

[3] Voir notre dossier « Exotisme ».

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