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12 novembre 2010 5 12 /11 /novembre /2010 11:19

Analyse

 

« La vérité, c’[est] comme une grossesse, elle finit toujours par être évidente, au moins au bout de 9 mois[1] »

Par Virginie Brinker

 

Le_clan_boboto.jpgLe Clan Boboto est le second roman du franco-congolais[2] Joss Doszen, sous-titré « conte urbain ». Il met en scène une famille, celle des Boboto, vivant au dixième étage de la « Tour de Babel » - « une monstrueuse cage à poule dans laquelle les immigrés de tous les coins du monde étaient venus s’entasser dans l’espoir d’une vie meilleure » (p. 4), au cœur de la « zone négative », un quartier dit « sensible » et « défavorisé ». Dans ce roman choral, l’auteur explore les arcanes de la conscience de chacun des membres du clan et nous plonge dans l’intimité parfois crue des personnages. Véritable œuvre de la marge, célébrant la périphérie et ses paradoxes, Le Clan Boboto, nous apparaît surtout comme une traversée du miroir et des faux semblants, une quête salutaire vers la vérité des êtres, de l’autre et de soi.

 

Pour une littérature de la marge

            Le Clan Boboto est un livre pleinement urbain qui ne ménage pas son lecteur. Personnages de la galère et de la débrouille, chacun a sa problématique, son rôle-type du « grand frère » (Mina) au « blédard » (Bany), du « caïd » (Scotie) au « camé » (Andryi)… sans que l’on perçoive, de prime abord, comment chacun pourra se défaire des étiquettes qui lui collent à la peau. Lorsqu’on ouvre le livre, on se croirait en effet immergé dans un épisode de La Commune[3] tant l’univers dépeint nous semble désenchanté, asphyxiant… Un tragique de la marge, pour ainsi dire. Le tragique de notre quotidien. Bany, le premier personnage à prendre la parole, est un immigré sans papier qui s’apprête avec cynisme et froideur à épouser une jeune Française, dans le seul espoir de régulariser sa situation, en abusant de sa naïveté et en la trompant régulièrement avec sa cousine : « Et oui ! J’ai percé mon gars. Je suis en haut du baobab ; tout en haut, pendant que tu me regardes d’en bas. Je vais épouser une babtou au sang bleu pétée de thune et commencer enfin à vivre » (p. 13). Retrouvé par la police dans son lycée, menacé d’expulsion alors qu’il y était pourtant apprécié et bon élève, il préfère fuir, à deux semaines du bac, pour ne pas « courir le risque de confronter [sa] popularité au pragmatisme de cet événement national » (p. 23), et se retrouve dans un foyer pour travailleurs étrangers, à vivre une vie impossible : « un an de vie d’un sans-papiers à essayer de me fondre dans la foule, à tenter de me rendre invisible. » (p. 29).

            Joss Doszen réussit à nous plonger dans le crâne de ses personnages torturés en s’appliquant à changer de style pour chacun des personnages et des chapitres de son livre. La langue employée est largement celle du bitume, mais plus qu’une langue, Joss Doszen trouve une voix pour chacun des personnages, qu’il s’applique à renouveler. Ainsi, Bany, le premier narrateur, en tant que « cousin du bled », étaye son discours d’expressions en lingala, ou d’expressions semi-traduites trahissant son origine culturelle, comme « manger son piment dans la bouche de quelqu’un », pour dire « emmerder », « provoquer » quelqu’un (p. 22), tandis que l’on croirait le second narrateur, Scotie, « l’invisible veuve noire » de la cité (p. 49), tout droit sorti d’un film de genre, à la Boyz in the Hood ou New Jack City[4], comme en témoigne par exemple ce paragraphe :

 

Bennie était resté bien visible dans le business mais lui aussi avec la mission d’encore mieux organiser la « team des nettoyeurs » et surtout de se concentrer sur le business des putes en renforçant le Harem, car si à long terme nous envisagions de lâcher la coke, le shit, les faux billets et tous les autres business dans lesquels nous étions impliqués, il nous fallait absolument conserver un noyau de filles[5](…).

 

Ambiguïté et zone grise : une complexité salutaire

Loin de l’écriture d’un tragique contemporain, les « habitants de la zone » sont décrits dès le prologue comme « des combattants cherchant à gagner leur place au soleil, chacun avec ses armes » (p. 5). Hors de question pour eux de vivre le rêve que la société a rêvé pour eux : « s’achet[er] péniblement des Volvo Break et s’endett[er] sur trente ans pour un minable pavillon à cinq kilomètres d’une banlieue encore plus pourrie que la [leur] » (p. 51). Ils aspirent à vivre comme n’importe qui, et non à survivre, et c’est en ce sens qu’ils sont universels, complexes et parviennent à toucher le lecteur quel qu’il soit.

Bany est le « cousin du bled » des Boboto, il a perdu sa mère alors qu’il n’était âgé que de 11 ans, d’un « palu carabiné et mal soigné » (p. 11) et depuis, sa figure le hante. C’est pour elle qu’il cherche à épouser Laurine, pour réaliser les rêves de sa mère et « entrer dans le cimetière avec une voiture rouge » (p. 40). Il finit par émouvoir le lecteur lorsqu’en fin de chapitre, il doute de son plan machiavélique, d’autant qu’il a su mettre, au fil des pages, les rieurs de son côté en jetant un œil amusé sur les codes des banas ya poto[6], ses « cousins d’Europe » (p. 14), ses répliques ne manquant pas d’humour. Virtuose du football, il n’a pas eu de mal, par exemple, à écraser ses adversaires, « ces petits toubabs fragiles qui connaissaient plus le foot par les jeux vidéos et la télé que sur le terrain », et ce aussi facilement « que de couper[7] une go sans string » (p. 17). Chaque personnage est donc pétri de contradictions et de paradoxes, ce qui fait leur humanité. Andriy est un tombeur qui a déjà à 14 ans une vie sexuelle intense, ce qui ne l’empêche de vivre avec Arléna une véritable histoire d’amour. Il est aussi l’artisan principal de la chute de sa sœur, Karis, alors qu’une tendre et indéfectible complicité les lie l’un à l’autre. D’ailleurs, les slams, raps ou poèmes qui constituent le seuil de chacun des chapitres, parviennent à ramasser en quelques formules l’ambiguïté profonde et essentielle de chacun des personnages, Andriy, « le bad boy » « n’est qu’un enfant qui attend votre attention comme réplique » (p. 75), tandis que Mina est décrit comme « un gars exotique aux passions éclectiques » (p. 105), ce qui n’est pas peu dire, comme nous allons le montrer. La poésie apparaît dès lors comme un langage qui permet d’aller au-delà du langage auquel nous sommes habitués pour effleurer la vérité profonde des êtres.

Par ailleurs, la réelle complexité de chacun des personnages, qui parvient véritablement à leur donner chair et vie, au-delà des stéréotypes, est d’ailleurs mise en abyme par la structure même de l’ouvrage. Les voix des narrateurs se relaient, certes, mais loin d’être juxtaposées, on assiste à de véritables ramifications quasi-souterraines, des échos, que le lecteur a plaisir à déceler, et qui ont pour finalité de complexifier progressivement le propos. Ainsi, Scotie et Mina, sont deux frères dont la révolte s’exprime de façon bien différente et en se complexifiant. Leurs paroles se font écho à une cinquantaine de pages environ pour analyser la nature de cette révolte : « Mon sentiment de révolte à moi ne m’avait pas donné l’esprit révolutionnaire[8] de Mina ; moi je n’aspirais qu’à une chose, me fondre dans le système et passer du côté de ceux qui l’utilisent à leur profit et ce, à n’importe quel prix », dit Scotie (p. 51), tandis que Mina parle en ces termes de sa propre « frustation permanente », « ma rage refoulée contre la société, contre le Dieu de maman. Schero disait que j’étais un révolutionnaire silencieux, qu’en fait j’étais pire que Scotie à une différence près, ma révolte m’avait fait me tourner vers les autres » (p. 113). Mina apparaît en effet comme un personnage particulièrement ambigu - lui qui avec son « jumeau bicolore » Scherao, est considéré comme un « pivot entre les zones sombres et claires du secteur », « mi-loubard mi-Mister Propre » (p. 121) - dont le personnage de Scotie ne serait peut-être qu’une première esquisse, la plus facile car la plus attendue et stéréotypée dans cette véritable jungle urbaine.

 

Une lente marche vers la lumière

Autre effet de la composition de l’ouvrage, l’alternance des voix et les échos entre elles lèvent peu à peu les secrets et tabous familiaux, comme le faux alibi du grand-frère modèle, Mina, soi-disant parti en Espagne cueillir des pommes (p. 57) alors qu’il trafiquait et vendait des prostituées. Même phénomène avec l’histoire de K-Lem et de Karis, la petite sœur. Évoquée pour la première fois par bribes par Scotie, à la page 56, poursuivie par Andryi : « la seconde erreur impardonnable fut celle de faire venir K-Lem pour une livraison » (p. 92), qualifiée ensuite par Mina de « psychodrame » (p. 134), on apprendra en fait qu’il s’agit d’un viol collectif (p. 149) qui a certes écorné l’honneur des garçons du clan, mais qui a, bien au-delà, bouleversé chacun des protagonistes.

Il en va de même pour les problèmes de couples rencontrés par les parents. Le questionnement sur les parents (les deux clés de voûte du clan Boboto) est inauguré avec Mina, le frère aîné, au fil de sa réflexion sur son identité et son Africanité : « Inévitablement, j’ai commencé à me demander ce que les darons étaient venus foutre dans cet endroit merdique, d’où venaient-ils, qu’y avait-il de si terrible là d’où ils venaient ? » (p. 125). Mais c’est Karis, la petite sœur, celle qui était au cœur du secret, qui lève le tabou parental en narrant la rencontre à Londres de son père et de son ancien amour Lilly, point de départ de la fuite paternelle qui a duré 5 ans. Le lecteur peut alors comprendre que la descente aux Enfers du clan est en grande partie liée à cette absence et que le seul environnement ne suffit pas à expliquer le comportement des enfants du clan Boboto. La structure évolutive du chapitre consacré à Bany (un homme haïssable dont on perce progressivement les douleurs et les brèches) est ainsi reproduite à l’échelle du roman dans son entier. L’amour maternel parvient au final à supplanter les désastres, la mère volant au secours de Mina arrêté en Espagne et montrant le chemin du salut à sa fille en lui ouvrant sa cuisine, lui permettant de devenir un grand chef : « Cette famille ne s’en sortira jamais si ses fondations et sa toiture ne guérissent pas », s’exclame-t-elle (p. 153). Le titre du livre prend alors tout son relief, boboto signifiant « bonté », voire « amour » en lingala.

Et c’est bien d’amour dont il est question dans ce livre jusqu’au remariage des parents, et pas d’aventures scabreuses sur fond de trafic : amour d’une mère pour ses enfants, amour de frères pour leur sœur, amour d’un auteur pour ses personnages et talent du partage de cet amour au lecteur. Très éloigné des clichés sur la banlieue, et évitant par ailleurs de tomber dans le piège facile du roman social contemporain, Le Clan Boboto est une fiction au sens noble du terme, un conte, qui par les entrelacs de la littérature et des mots, nous parle un peu mieux de l’Homme.

Il est en définitive bien dommage que de grandes maisons d’édition ne se penchent pas davantage sur la plume de Joss Doszen



[1] Joss Doszen, Le Clan Boboto, Edition Loumeto, septembre 2009 (autoédition), p. 97. Cet ouvrage a pu nous parvenir dans le cadre de l’opération Masse critique organisée par Babelio : http://www.babelio.com/.

[2] Congo Brazza et RDC.

[3] La Commune est une série télévisée diffusée en 2007 sur CANAL+, réalisée par Philippe Triboit et créée par Abdel Raouf Dafri, avec entre autres, le tonitruant Doudou Masta.

[4] Autant de références revendiquées par l’auteur : « Scotie c’est mon délire. Scotie c’est d’abord ma culture films ghetto US. Ma culture New Jack city ou La cité de la peur. J’ai pris un plaisir incroyable à écrire ce chapitre car je me suis lâché et j’ai même dû me censurer pour garder un certain équilibre avec les autres personnages. »

« Il faut voir ce livre comme un bon film de gangsta type Boyz’n the hood, Scarface ou New Jack city »

http://gangoueus.blogspot.com/2010/05/interview-de-joss-doszen-sur-le-clan.html.

New Jack City est également cité à la page 125 de l’ouvrage.

[5] Le Clan Boboto, op. cit., p. 64.

[6] Mwana ya poto : enfant de l’Europe, Noir d’Europe en général.

[7] Couper : arnaquer, coucher avec, baiser.

[8] Nous soulignons.

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