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16 mai 2009 6 16 /05 /mai /2009 16:09

Analyse

 

Mbëkë mi[1], apologue sur l’immigration clandestine

Par Virginie Brinker

 

 

Barça walla barsakh[2] : une fiction sur l’immigration ancrée dans le réel

Le roman d’Abasse Ndione a un ancrage très réaliste, comme l’atteste en exergue le texte documentaire extrait de la revue Nouvel Horizon d’octobre 2007 : « L’exode massif des jeunes est la preuve que l’absence d’une véritable politique de la jeunesse est le plus grand échec du Sénégal dans sa globalité. ». La dimension argumentative du récit, qui lui confère son appartenance au genre de l’apologue[3], est donc inscrite dès le seuil du texte, d’autant que cette citation fait écho à la formule du père de Kaaba, Malang au début du roman : « Les jeunes sont obligés de partir. Je les comprends. Rien n’est plus pénible, pour un jeune en état de pouvoir porter les chaussures de son père, que de continuer à se faire entretenir par lui[4] ». Le roman n’épargne pas les conditions de vie au Sénégal, en dénonçant notamment la corruption de la police, comme en témoigne ces propos de Kaaba – le second du capitaine Baye Laye, qui conduira la pirogue clandestine jusqu’aux îles Canaries – rassurant l’un des passagers, Mor Ndiaye, quant à la présence d’une patrouille : « Je te garantis qu’aucune patrouille ne viendra nous importuner. On s’est arrangés pour ça (…) On peut tout arranger dans ce pays, tu sais très bien, sauf trouver un bon boulot ou ressusciter un mort[5] ». Par ailleurs, l’avant-propos du roman relate, dans un style journalistique, l’arrivée de la première pirogue venue de Hann (village traditionnel de pêcheurs de la banlieue de Dakar) à Santa Cruz de Tenerife, ouvrant « la voie de l’extraordinaire immigration de milliers de jeunes Africains (…) à la recherche d’un avenir meilleur en Europe ». Il y a donc ici mention d’un fait apparemment réel, ancré dans des noms de lieux existants. On voit que la fiction qui suit s’inscrit dans une réalité actuelle, lui donnant valeur d’allégorie.

Le récit que l’on s’apprête à lire, c’est donc la décision de Baye Laye et Kaaba, deux mool (pêcheurs) de partir en pirogue pour les portes de l’Espagne, embarquant notamment avec eux 40 paysans issus de la communauté rurale de Yassara dans le Sénégal Oriental. La division en chapitres uniquement numérotés donne à la fiction une dimension de démonstration didactique. Le chapitre 1 se centre sur les villageois qui décident de partir, ayant amassé suffisamment d’argent, le chapitre 2 sur les deux pêcheurs disposant d’une pirogue, et le chapitre 3 sur la fusion des deux éléments via le personnage de Lansana, qui fait les présentations au chapitre 4. Par ailleurs, le récit est émaillé de termes wolof ou malinké (car les villageois le parlent), que l’on pourrait commenter comme une volonté de malinkisation de la langue française, comme dans les romans d’Ahmadou Kourouma, mais qui servent plutôt de gages d’authenticité et de réalisme au récit, vu les nombreuses notes de bas de pages expliquant l’emploi de ces termes. Celles-ci donnent d’ailleurs une dimension documentaire palpable au récit.

 

La mise en scène du tragique

A partir du chapitre 4 qui signe la rencontre entre les villageois et les deux mool, les chapitres suivants contribuent à créer un effet de grossissement de mauvais augure. En effet, chaque chapitre est constitué de la rencontre d’un nouveau personnage et de son récit enchâssé à visée argumentative, puisqu’il s’agit de persuader les deux membres de l’équipage de lui permettre d’accomplir avec eux la traversée. Vu que les deux pêcheurs cèdent à chaque fois, le parallélisme de structure des chapitres conduit inévitablement le lecteur à penser que la pirogue ne pourra pas supporter un nombre aussi important de passagers. La numérotation des chapitres peut alors revêtir une autre signification, en soulignant la structure cumulative d’ensemble. Au chapitre 5, c’est ainsi de Daba, veuve avec trois enfants, dont il est question, son récit enchâssé se trouvant p. 29-30. Le chapitre 6 est consacré à Mor Ndiaye, neveu de l’Imam et étudiant à l’Université Cheikh Anta Diop[6], tandis que le septième se centre sur le petit Talla, confié à Kaaba par sa cousine, Arame Thiandoume[7]. Ces trois personnages, véritables allégories, deviendront les personnages principaux de la traversée.

            On peut noter par ailleurs la présence d’un certain nombre de signes qui alertent le lecteur. Avant de rejoindre les autres, Baye Laye prend ainsi le chemin « coincé entre le barrage contre l’arrivée de la mer et le mur du cimetière[8] ». On apprend à la page 42 que l’équipage s’est embarqué par superstition sans gilets de sauvetage. Par ailleurs, la description de la nuit du départ met en relief, par connotation, l’isotopie de la mort :

 

La nuit était sombre, sans lune, sans étoiles. Tout était calme, on entendait le sifflement du vent du nord vers le large et le mugissement incessant des vagues qui grossissaient de plus en plus, dépassant la pirogue remontée au sec, en fin de journée, à une vingtaine de mètres de la ligne où, à présent, elles venaient mourir sur la plage[9].

 

Tout est donc mis en œuvre, dans la composition du roman, pour mettre le lecteur sur la piste du naufrage. Y compris, la description idyllique de la petite société de la pirogue lors des premiers jours de traversée, trop belle pour être vraie, forme de calme avant la tempête. En effet, le chapitre 10 est écrit comme une utopie, il y est question du riz au poisson de Daba, des prises de poisson du petit Talla, de l’idylle entre Daba et un autre passager, Kibily. L’accumulation de termes laudatifs et superlatifs y est plus que suspecte, et le lecteur tremble devant le caractère inévitablement éphémère de ce bonheur : « La traversée se déroulait mieux que ne pouvaient l’espérer les passagers, les jours et les nuits se succédaient paisiblement avec des repas variés, par un temps magnifique et une mer calme[10]. ». Enfin, cette parenthèse utopique, propice aux rêves les plus fous, revêt les dehors de l’ironie tragique :

 

Oui, ils se voyaient déjà en Europe. Ils avaient reçu à leur arrivée de nouveaux vêtements, avaient été mis en quarantaine dans un camp de la Croix-Rouge des Iles Canaries où ils avaient été vaccinés et avaient reçu une nourriture bonne et abondante.

 

L’usage du plus-que-parfait est tout à fait surprenant dans ce contexte, puisque les passagers n’ont pas encore vécu cela et que ce temps a un aspect d’accompli. Tout se passe donc comme si le rêve seul pouvait être la modalité de réalisation du fantasme d’exil.

            Enfin, durant la tempête, une modalité d’écriture particulière, que l’on pourrait qualifier d’écriture tragique, se met en place. En effet, les faits sont annoncés avant d’être racontés, comme si tout était irrémédiablement écrit à l’avance, comme le montrent les deux citations suivantes : « Durant la troisième nuit d’errance, survint le premier cas d’hallucination » (p. 78), « La seconde manifestation hallucinatoire eut lieu le lendemain dans la matinée et fut dramatique » (p. 79).

Pourtant les passagers survivront.

Le lecteur a tout le long été mené sur une fausse piste et le dénouement n’en est que plus surprenant, sauf qu’il entérine la poursuite du cycle infernal de l’émigration, le sauvetage narré à la page 83 ouvrant potentiellement la voie de l’exil à d’autres villageois, comme le signalait déjà l’avant-propos dont le statut s’avère alors ambigu. La fiction que l’on vient de lire pourrait bien être cette traversée inaugurale mentionnée au seuil du roman. Encore une fois tout est écrit d’avance et la fatalité cyclique est en marche. D’ailleurs, en écho à la devise Barça walla barsakh, le petit Pape, dans la scène d’adieu avec son père, Baye Laye, lui réclame « un maillot numéro 10, comme celui de Ronaldinho, aux couleurs bleu et rouge du Barça ». Métaphoriquement, cette scène dit peut-être en creux que l’aspiration des générations futures est et restera l’exil.

 

Emouvoir pour persuader, un lecteur « empirogué »

Dans cet apologue, la visée argumentative est portée avec force par deux registres essentiels. Le registre pathétique, cherchant à susciter la compassion du lecteur, prend rapidement le pas sur l’humour teinté d’ironie qui perçait dans les chapitres qui précédaient la traversée. On pouvait en effet y lire que l’imam, à qui les pêcheurs avaient confié l’argent de l’expédition, tenait « le cartable d’une main, son chapelet de l’autre ». Par ailleurs, au chapitre sept, la plainte, marquée par l’écriture élégiaque, de la mère du petit Talla - qui n’a d’autre but que d’envoyer son fils travailler à l’étranger pour assurer ses arrières - est minée de l’intérieur par l’ironie du narrateur. En évoquant son calvaire quotidien, elle « renifle » de façon un peu ridicule, « avec de forts reniflements, prête à sangloter de nouveau[11] ». Au contraire, dans les chapitres consacrés à la tempête, c’est un registre pathétique sans équivoque qui se développe, pour mieux persuader le lecteur du danger de la traversée :

 

Tous grelottaient de froid, avaient l’air hébété, les paupières tuméfiées, le regard hagard, les yeux rougis par le manque de sommeil et souffraient de la fatigue, de la faim et de la soif.[12]

 

D’autant que les 85 passagers de la pirogue Bonne Mère Fatou Fall, rencontrés en chemin, n’ont quant à eux pas été épargnés.

            Mais plus encore, c’est le registre épique, qui apparaît comme l’un des outils majeurs de la persuasion dans le roman, à partir du chapitre 11. Il déchaîne notre terreur (ce que l’on pourrait encore lier à la dimension tragique du roman) par la convocation du cosmos et des hyperboles pour décrire la violence extrême de la tempête. On peut notamment lire les expressions suivantes des pages 65 à 73 : « La nature se déchaîna complètement », « vague monstrueuse », « fracas apocalyptique », « le gouffre devint abyssal », « les montagnes d’eau qui s’abattaient sur la pirogue », « la furie de l’océan ». La folie gagne les passagers, notamment par des hallucinations, mais c’est le personnage de Mor Diaye, l’étudiant, qui représente le mieux l’hybris, sombrant dans la démesure, blasphémant, clamant la mort de Dieu (p. 69), et se livrant au viol de Daba. Face à lui, Kaaba meurt en véritable héros, soucieux du collectif, en tentant de sauver les bidons d’essence. Les caractères des hommes se révèlent dans ces situations extrêmes, dans une embarcation « jonchée de déjections[13] », dans laquelle certains individus vont toutefois trouver la force de rester des hommes dignes, et d’affronter leur destin.

            Au-delà donc de l’apologue sur l’immigration clandestine, ce court roman est aussi une forme de méditation sur la nature humaine qui n’est pas sans rappeler, dans ses dernières pages, l’essai de Todorov, Face à l’extrême. C’est finalement en cela que l’on peut pleinement parler d’apologue, la « morale » implicite étant plurielle, riche, polysémique.



[1] « Littéralement : le coup de tête. Nom donné à la traversée en pirogue à destination des îles Canaries. », telle est la note de bas de page que l’on peut lire à la page 17 du roman d’Abasse Ndione, Mbëkë mi, A l’assaut des vagues de l’Atlantique, Gallimard, Continents noirs, 2008.

[2] Abasse Ndione, Mbëkë mi, A l’assaut des vagues de l’Atlantique, p. 30. Il s’agit de la devise des immigrés dans les pirogues, jeu de mots pouvant se traduire par « Aller à Barcelone ou mourir ! ». On reconnaît le « Barça », l’équipe de football de Barcelone, et le terme wolof « Barsakh », lieu, où, dans la religion musulmane, résident les âmes de tous les morts en attendant le jour du jugement dernier.

[3] Un apologue est un récit à visée argumentative, l’origine grecque du mot signifiant « langage sous le langage », tel le conte philosophique, la fable, ou encore le roman à thèse.

[4] Ibidem, p. 24.

[5] Ibidem, p. 41.

[6] Le récit enchâssé de la vie de Mor Ndiaye se situe page 33-34.

[7] Celui des conditions de vie du petit Talla et de sa mère aux pages 36-39.

[8] Ibid., p. 45.

[9] Ibid., p. 46. Nous avons mis en italiques les termes évocateurs de ce destin funeste.

[10] Ibid., p. 59-60.

[11] Ibid., p. 38.

[12] Ibid., p. 76.

[13] Ibid., p. 77.

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commentaires

H
Merci on a conpris
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